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Tribune - La gentrification verte, un terreau d’injustice ?

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Mélanie Carrère

Mélanie Carrère, philosophe praticienne et formatrice à l'Ecole supérieure de travail social (Etsup)

Crédit photo DR
Entre préoccupations sociales, provoquées par les dérives du néolibéralisme, et environnementales, qui s’amplifient face au dérèglement climatique, l’opposition est artificielle, selon la formatrice Mélanie Carrère. Et les professionnels du secteur doivent la dépasser en adoptant le concept de « travail social vert ».

« Alors que la question environnementale figure en bonne place sur la scène politique et dans les médias, force est de constater que les travailleurs sociaux s’emparent peu du sujet. Certes, les directions des établissements médico-sociaux et les cadres intermédiaires sont de plus en plus nombreux à s’engager sur la question de l’impact social et environnemental de leur activité, en s’inspirant d’un outil stratégique issu de l’entreprise : la RSE (responsabilité sociétale des entreprises). Mais s’en tenir à cette dimension organisationnelle n’aide pas à prendre conscience des phénomènes imputables au dérèglement climatique global (DCG) car ses répercussions sociales sont encore peu visibles. Et puis l’on s’imagine mal parler d’écologie avec les personnes que l’on reçoit quand il s’agit de les accompagner vers le logement ou l’emploi, de transmettre une information préoccupante ou d’orienter vers les Restos du cœur.

Cet état des lieux ne surprend pas. Cela fait longtemps que le quotidien des travailleurs sociaux consiste d’abord à gérer des situations d’urgence dans un contexte de travail toujours plus tendu : turn-over incessant, burn-out à répétition, postes vacants finalement pourvus par des personnes qui n’ont pas de diplôme d’Etat… Comment faire le pas de côté nécessaire, alors que l’on manque de temps et de moyens, pour prendre la mesure de la dimension systémique d’un problème identifié depuis quatre décennies mais qui commence seulement à affecter les prises en charge ? Certains territoires sont plus impactés que d’autres, mais le problème va rapidement s’amplifier et s’aggraver.

Dressons ici le tableau de la situation. L’un des principaux problèmes environnementaux est la santé, notamment du fait de la pollution ou des canicules. Pour la période 2016-2019, selon Santé publique France, 40 000 décès sont attribuables chaque année aux particules fines, qui causent aussi des irritations des voies respiratoires, des crises d’asthme, une aggravation des troubles cardio-vasculaires. Or il se trouve que les quartiers les plus défavorisés sont les plus exposés à la mauvaise qualité de l’air, aux pollutions diverses ou à la proximité d’usines Seveso(1). Concernant la canicule, les personnes âgées vivant dans des logements mal isolés sont particulièrement exposées aux risques. Ces problèmes touchent les travailleurs sociaux, dont l’une des missions est d’assurer l’accès aux soins des plus précaires, y compris des personnes en situation irrégulière, qui n’ont au mieux que l’aide médicale d’Etat.

Précarité énergétique et logement social

Ces mêmes populations connaissent de surcroît de lourdes difficultés financières. C’est quand on ne peut plus payer ses factures qu’on franchit généralement la porte d’un service social. Or le problème de précarité énergétique frappe de plein fouet les logements sociaux, dont les bailleurs sont tenus de prendre en charge des rénovations thermiques de grande ampleur alors qu’ils sont déjà en difficulté financière. La situation va encore s’aggraver avec l’augmentation du prix de l’énergie due à la guerre en Ukraine. L’an dernier déjà les habitants des logements sociaux avaient été les oubliés des mesures de bouclier tarifaire. Comment les travailleurs sociaux vont-ils gérer toutes les demandes d’aide financière ? Médiapart a fait récemment état des recherches de Yoan Miot, maître de conférences à l’Ecole d’urbanisme de Paris : le bilan du dernier quinquennat en matière de logement social est “en rupture par l’ampleur de l’effort demandé aux acteurs du logement social », « secteur privilégié pour réduire les dépenses publiques”(2). Qui va prendre en charge la détresse sociale qui découlera de ces choix politiques ?

Il faut aussi entendre les populations qui vivent dans un environnement bétonné et délabré lorsqu’elles expriment le désir légitime de plus de nature et d’espaces verts pour améliorer leur qualité de vie, comme le révèle l’analyse des besoins sociaux effectuée cette année par la commune d’Echirolles, en Isère.

Quant aux familles qui perdent leur logement à la suite de la montée des eaux sur certaines côtes, lors d’inondations ou dans des incendies, toutes vivent un drame, mais les plus précaires ne peuvent s’en relever seules. Les services sociaux ont pour mission de les prendre en charge, au même titre que les futurs réfugiés climatiques venus de l’étranger.

Ce tableau révèle crûment le fond du problème : la pauvreté, la précarité, les vulnérabilités en tous genres aggravent l’exposition aux risques environnementaux. C’est ce que soulignait le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) dans son rapport II de février 2022, mettant ainsi en évidence un véritable enjeu de justice sociale, concept central en travail social puisqu’il s’agit d’intervenir auprès de populations ciblées par des mesures redistributives (minima sociaux, aides financières, allocations chômage).

Perception d’une injustice

Le fait que les plus pauvres soient les plus exposés alors que les plus riches sont ceux qui ont le plus de responsabilités dans le DCG – comme le montrent l’économiste Lucas Chancel ou les historiens Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz – atteste des inégalités sociales. Cette question de justice sociale est donc non seulement au cœur des problèmes causés par le DCG, mais aussi de la façon d’agir contre lui. C’est bien le projet d’une taxe carbone, perçue comme une injustice, qui est à l’origine du mouvement des “gilets jaunes”. Née dans ce contexte, la convention citoyenne pour le climat avait d’ailleurs pour mandat de produire des mesures réduisant les gaz à effet de serre “dans un esprit de justice sociale”.

C’est encore le sentiment d’injustice qui provoque la crispation chaque fois qu’est mise en avant la responsabilité individuelle des consommateurs. Les incitations à plus de sobriété, aux “petits gestes” sont perçues comme culpabilisantes, alors que la taxation des superprofits peine à être décidée en Europe. Quels effets aura la proposition de Mme von der Leyen visant à taxer le secteur des énergies fossiles ?

Dans certains territoires, le phénomène de gentrification verte participe aussi à nourrir un sentiment profond d’injustice, où s’enracine l’opposition particulièrement délétère entre préoccupations sociales et préoccupations environnementales, opposition artificielle qui masque le véritable problème : des modes de prise de décision trop verticaux et pas assez participatifs. En effet, lorsque des écoquartiers émergent sans prendre suffisamment en compte l’histoire et les besoins quotidiens des populations qui vivent sur ces territoires, des tensions apparaissent entre les “bobos-écolos” et les plus précaires, qui n’ont plus assez d’argent ni pour consommer dans les boutiques bio ni pour se loger quand les prix de l’immobilier explosent, et sont finalement contraints de déménager en périphérie.

Mais alors, confrontés à ces immenses défis, que doivent faire les travailleurs sociaux ?

Tout d’abord, il s’agit de comprendre la dimension systémique, politique et sociale du DCG, tant dans ses causes et ses effets que dans les actions pour y remédier. C’est devenu possible grâce au concept de “travail social vert” développé par Lena Dominelli, concept qui permet au cours de la démarche de dévoiler et de dénoncer le caractère néolibéral des baisses constantes des moyens alloués au social et à la protection sociale, ainsi que du délitement des services de proximité (collectivités territoriales, tissu associatif), empêchant les travailleurs sociaux d’assurer leur rôle : maintenir la cohésion sociale, notamment en prenant en charge les conséquences du DCG. Il est impératif d’adapter rapidement les formations, initiales et continues, pour diffuser les nouvelles connaissances que la recherche en travail social a commencé à développer.

Ensuite, comme nous y encourage le “travail social vert”, il faut que les travailleurs sociaux assument la responsabilité politique qui découle de leur rôle dans la société, en osant critiquer les hégémonies néolibérales mortifères. Ils doivent revendiquer une plus grande participation à l’élaboration des politiques publiques. Il s’agit là ni plus ni moins d’une réorientation d’identité professionnelle, fondée sur la volonté de renouer avec leur héritage trop souvent oublié d’engagement militant. Cette réorientation vaudrait aux travailleurs sociaux d’être reconnus comme des acteurs essentiels de justice sociale et de lutte contre le dérèglement climatique global, et redonnerait de l’attractivité à ces métiers de “première ligne”.

Dans le même temps, les pratiques doivent être davantage axées sur la citoyenneté, pour que les personnes accompagnées par les travailleurs sociaux gagnent en pouvoir d’agir. Ce qui implique d’adopter une nouvelle posture : celle de passeurs qui contribueraient à faire circuler les informations jusque dans les foyers les plus précaires et à favoriser, dans les démarches participatives, l’indispensable expression directe des populations particulièrement vulnérables aux risques environnementaux. »

Notes

(1) Trajectoire et origines. Enquête sur la diversité des populations en France, dirigé par C. Beauchemin, C. Hamel et P. Simon – Ined Editions (2016).

(2) « Logement social : Macron au pied du mur », L. Delaporte – Mediapart.fr, 27 sept. 2022.

Pour aller plus loin : debat.ash@info6tm.com

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