Rien ne ressemble plus à une salle de cours qu’une autre. Cette pièce nichée au cœur d’un quartier populaire de Rennes ne fait pas exception. Pour déceler sa spécificité, il faut s’intéresser à ses occupants qui, en cette matinée battue par une pluie glaciale, reprennent doucement leurs marques après un stage de quinze jours sur le terrain. Il y a ce jeune homme de 20 ans, les yeux encore engourdis de sommeil, qui fixe, silencieux, le tableau devant lui. Cette femme, la cinquantaine, en pleine conversation avec son voisin, 41 ans, au visage débonnaire et un livre à la main. Treize personnes au total.
Si elles n’ont pas le même âge, toutes partagent des histoires de précarité ou d’exclusion qui les ont réunies au sein de Prisme, organisme de formation expérimentant le dispositif Osee (Osons les savoirs de l’expérience de l’exclusion) en Bretagne. « Nous sommes convaincus que, même si l’école ou les expériences professionnelles ont été des étapes compliquées pour elles, ces personnes ont acquis des connaissances à travers leur expérience de vie. L’idée de cette expérimentation est de valoriser ces savoirs pour les transformer en compétences professionnelles », explique Eric Bourcier, coordinateur du dispositif à Rennes.
Savoirs à faire valoir
Car si Prisme accueille depuis juin 2024 sa première promotion de stagiaires Osee, ce projet inédit a déjà fait son chemin en région parisienne. ATD Quart Monde, qui en est à l’origine, avait alors comme ambition d’élargir les formations du domaine social à des personnes ayant un parcours de pauvreté ou d’exclusion. « L’accès à une formation et à un diplôme professionnel de ces publics a toujours été une priorité pour nous. Plusieurs expérimentations ont été menées, mais celle-ci vise à faire reconnaître que ces personnes ont des savoirs à faire valoir auprès de la société. Il s’agit donc d’accompagner des stagiaires vers des formations du travail social, de la médiation, de l’animation et de la petite enfance, en s’appuyant sur leur vécu », poursuit le coordinateur. Comment ? En leur proposant un préparcours leur donnant accès à une formation qualifiante.
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Une première session francilienne a lieu en 2020, puis une seconde en 2023 : à deux reprises, le dispositif a prouvé sa valeur. Ainsi, un an après la fin d’Osee 1, 44 % des participants ont débuté une formation dans le secteur social ou de l’animation, 11 % sont en emploi et 17 % sont en cours de candidature. Six mois après Osee 2, ils sont 49 % en formation (dont 30 % dans le social) et 22 % à travailler. Des résultats suffisamment prometteurs pour envisager un déploiement. Résultat, Rennes ouvre le bal en juin 2024, Lille trois mois plus tard. Pour qu’il soit réussi, l’essaimage est combiné au regard des organismes de formation intéressés par le concept et à leurs particularités locales. Dans la capitale bretonne, Osee s’étale par exemple sur neuf mois et non quinze comme sa grande sœur parisienne. A la différence des premières promotions qui alternaient une semaine de terrain et une en cours, les stages ont lieu tous les deux mois pendant quinze jours d’affilée.
Fibre sociale
Ce qui ne change pas, ce sont les principes fondateurs, établis et répertoriés par ATD Quart Monde dans un livret (1). Dont celui-ci : pour intégrer la préqualification, les personnes doivent avoir nécessairement une expérience d’engagement dans le domaine associatif ou dans des réseaux de solidarité autour d’elles. « C’est une façon de vérifier leur envie d’aller vers les autres. Cela prouve qu’elles ont une fibre sociale », justifie Benoît Richard, coordinateur pédagogique du dispositif rennais. Autre prérequis : avoir une expérience difficile avec l’école. A Rennes, la grande majorité des stagiaires ont décroché avant le baccalauréat. Des cours de remise à niveau en français et en mathématiques sont d’ailleurs dispensés pour apprendre ou réapprendre ce qui n’avait pas été assimilé correctement auparavant. Ne sont toutefois pas acceptées les personnes ne sachant ni bien parler le français ni l’écrire.
« Cela suppose un accompagnement spécifique que nous ne proposons pas », avertit Elise Birée, codirectrice de Prisme. Cursus collectif, le parcours est donc le même pour tous les participants. Celui-ci s’articule autour de quatre axes : la valorisation des expériences de vie et d’engagement, la culture professionnelle, l’élaboration d’un projet professionnel et le renforcement des compétences de base. Au programme ce matin : un atelier découverte sur l’histoire du social et de ses métiers. Kahina Chabane Dersoir, qui l’anime, annonce : « Un adolescent vient vous confier qu’il est souvent seul avec sa petite sœur chez lui. Que faites-vous de cette parole ? » S’ensuivent des échanges avec les stagiaires par petits groupes où chacun donne son point de vue et ses conseils.
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L’idée de cette mise en situation : aider les participants à mobiliser les savoirs acquis dans leur vie quotidienne pour les rendre utiles aux autres avant, plus tard, de les exploiter dans un cadre professionnel. « C’est fou ce que la force du collectif est capable d’apporter en termes de valorisation des expériences. Les stagiaires disent apprendre beaucoup grâce et avec les autres. A travers le regard de leurs pairs, ils confortent leurs propres valeurs ou compétences », confirme la codirectrice.
Pas à pas
Durant la phase de construction d’une durée de six mois, les ateliers dispensés ont tous ce même objectif, quitte à l’aborder sous différentes formes pédagogiques, parfois avec d’autres moyens que les mots (art, jeux, etc.). Cette étape inclut également 238 heures de stage en lien avec les secteurs visés, mais aussi une période de rencontres avec des professionnels du social pour élargir le champ des possibles. Si certains stagiaires arrivent avec une première idée de leur projet professionnel, charge aux deux formatrices de le rationnaliser en organisant des paliers pour qu’ils n’échouent pas.
Pour cela, le dispositif Osee ne se contente pas de former, il accompagne. Chaque stagiaire a ainsi le droit à un suivi personnalisé et global. Logement, santé, alimentation, mobilité... l’équipe pédagogique fait en sorte de lever tous les freins qui pourraient entraver le bon déroulement de la formation et du futur professionnel. En parallèle, les stagiaires sont suivis par une personne ressource, qu’ils ont désignée (voisin, référent social, conseiller emploi We Ker, etc.), et dont le rôle se révèle crucial pour la réussite de leur projet. « C’est une béquille sur laquelle ils peuvent se reposer en cas de coup dur ou de baisse de motivation. C’est un vrai plus pour passer les moments difficiles et éviter l’abandon », constate Kahina Chabane Dersoir.
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A trois mois de la fin du parcours, et malgré une certaine fatigue accumulée, la promotion rennaise tient bon. Sur les quinze stagiaires d’origine, seul un a quitté le programme pour raisons médicales, et un autre est en arrêt maladie. Les autres avancent. Chacun à son rythme. « Pour quelques personnes, on le voit déjà, cela prendra plus de temps, peut-être même referont-elles une autre préqualification, avance Elise Birée. Une chose est sûre : une fois qu’elles seront engagées dans la voie pour laquelle elles ont été préparées, elles ont toutes les chances d’y arriver. »
(1) Disponible sur le site d’ATD quart monde : bit.ly/4fLpZWL.
Les quatre fondamentaux
Le projet Osee est fondé sur quatre principes clés :
Viser ceux qui en ont besoin. Osee s’adresse donc à des personnes qui ont quitté le système scolaire tôt, puis ont éprouvé la pauvreté ou l’exclusion. Les stagiaires ont aussi connu une expérience d’engagement associatif.
S’inscrire dans la durée. Ils disposent du temps suffisant pour cheminer vers un projet professionnel solide, au sein d’une dynamique de groupe soutenante et en bénéficiant d’un accompagnement individualisé.
Offrir une formation variée et sur mesure. Le programme inclut la valorisation des savoirs expérientiels, une première connaissance du social, l’acquisition de la culture professionnelle, des stages et le renforcement des compétences de base avec le passage du certificat CléA.
S’ancrer sur le terrain grâce aux stages et à différents outils permettant de garder trace des apprentissages : carnet de bord, portefeuille de compétences, référentiel spécifique.
Paroles de pros
« Les ateliers durent trois heures chacun. A nous de les rendre captivants pour que les stagiaires aient envie d’y assister. En général, je m’inspire de leurs représentations sur un sujet donné. S’ensuit un brainstorming, puis je leur apporte des connaissances avec une trame écrite. » Kahina Chabane Dersoir, formatrice d’Osee