Peut-on exercer un métier tourné vers l’humain sans y laisser une part de soi, au risque de s'épuiser ? Dans le travail social, et en particulier en protection de l’enfance, la question est prégnante. A travers une enquête réalisée en 2024 auprès de 113 professionnels, éducateurs de l’aide sociale à l’enfance (ASE) et PJJ, Maël Virat, chercheur en psychologie à l’ENPJJ (Ecole nationale de la protection judiciaire de la jeunesse) révèle que 47 % des répondants présentent des signes de dépression, 40 % souffrent d’anxiété généralisée, et un tiers pourrait être atteint d’un stress post-traumatique. Comment en est-on arrivé là ? Pour le chercheur, il y a une corrélation « entre certains vécus professionnels et différents aspects de la charge émotionnelle ».
ASH : Depuis quand parle-t-on vraiment de charge émotionnelle des travailleurs sociaux ?
Maël Virat : Je dirais que c'est assez récent, depuis dix à quinze ans. Il y a vingt ans, on n'avait pas les mêmes mots. On parlait de fatigue, de surcharge de travail, de difficultés, de conflits ou de violences.
Désormais, on identifie précisément l'effort nécessaire de régulation des émotions. Cette approche éclaire le vécu dans les métiers relationnels. Chaque jour, les professionnels doivent réguler leurs émotions. Ce n'est pas une tâche facile. Cela demande beaucoup d'énergie. Quand on est fatigué et que l'on dispose de moins de ressources, on ne régule pas aussi bien. Cela a de nombreuses conséquences. Cette perspective permet de comprendre, par exemple, comment la gestion des émotions, en particulier dans des contextes intenses, contribue à l’épuisement professionnel.
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Pourquoi le secteur de la protection de l'enfance est-il particulièrement touché par cette charge émotionnelle ?
Le travail social présente depuis longtemps un taux d'épuisement important. Les métiers relationnels montrent des symptômes physiques et psychologiques marqués. Quand on ne peut pas aider comme il faudrait, cela devient douloureux. Les émotions sont très intenses. C'est une hypothèse que je teste avec mes données.
En protection de l'enfance, c'est encore pire. Les professionnels sont exposés à des situations très difficiles. On constate plus d'épuisement et une plus forte détresse. Je pense que c'est lié à la responsabilité morale inhérente au fait de travailler auprès d'enfants ou de jeunes. Peut-être que cette détresse morale plus forte explique des taux d'épuisement élevés. Mais il y a probablement des travailleurs sociaux dans d’autres secteurs qui peuvent être affectés par cette détresse morale. Nous sommes prêts à élargir nos recherches dans d'autres domaines d'intervention du travail social.
A quoi est dû cet épuisement ?
L’épuisement, ce n'est pas seulement l'exposition aux situations difficiles. Dans l'étude, deux facteurs expliquent fortement l’épuisement des travailleurs sociaux : d’une part, les difficultés de régulation émotionnelle et, d’autre part, la détresse morale.
Pour la régulation émotionnelle, certaines personnes sont naturellement plus aptes à gérer leurs émotions. Si on leur fournit des stratégies – par exemple, utiliser l’humour ou adopter une approche technique face à certaines situations –, elles peuvent temporairement se détacher lorsque nécessaire. Cependant, cela requiert du soutien, une équipe solidaire et des stratégies collectives, car la régulation ne peut être qu’individuelle : elle doit bénéficier d’un soutien mutuel.
La détresse morale, concept récent que peu de chercheurs ont utilisé jusqu'à présent, mesure quant à elle le sentiment d'être face à des situations difficiles sans pouvoir agir. On se sent responsable et impuissant. On se dit : « Il faut faire quelque chose ! » Mais parfois, c'est impossible pour des raisons administratives ou par manque de moyens. Cette impuissance crée une souffrance supplémentaire. C’est le cas lorsqu’un enfant doit être placé mais que nous ne trouvons aucune place dans les structures.
La détresse morale est une donnée très intéressante. Mes recherches suggèrent que c'est un facteur important dans l'épuisement et les troubles mentaux, comme le stress post-traumatique – à la suite d'une agression notamment –, un trouble anxieux généralisé. Ce n'est qu'une part de l'explication, mais c'est une variable très explicative.
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Au cours de leur formation, les futurs travailleurs sociaux sont-ils sensibilisés à cette charge émotionnelle ?
Je n'ai pas analysé tous les dispositifs de formation. Je connais surtout celui de la PJJ, où j'interviens régulièrement. On sait que différentes stratégies existent pour capter ces émotions. Cela coûte cher en énergie. On entend souvent : « On n'est pas tout puissant ». On nous dit de « prendre du recul », on nous conseille de « prendre de la distance ». C'est souvent le mot d'ordre.
Cette distance est d'ailleurs souvent présentée comme un moyen de se débarrasser de la souffrance liée à l’impuissance d’aider. Autrement dit, quand on ne peut pas aider, on nous dit de prendre plus de distance. J’ai rencontré de nombreuses personnes à qui on a rétorqué cela, comme si cela permettait d’éviter les problèmes. De même, le fait de déclarer administrativement que l'on est impuissant s’inscrit dans cette logique et s’apparente à un mécanisme de défense, une forme de désengagement. Par exemple, dans les recherches sur l’épuisement professionnel, la dépersonnalisation – c’est-à-dire traiter les personnes accompagnées comme des dossiers plutôt que comme des individus – est considérée comme une stratégie pour se protéger de l’épuisement émotionnel. Mais si on prend trop de distance, on perd l'essence de la relation d'aide et du travail social.
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Vous déclarez que « les travailleurs sociaux peuvent trouver de la satisfaction dans leur travail tout en étant en situation de stress chronique et d’épuisement ». Deux états schizophréniques...
Ce n’est pas schizophrénique, au contraire, car les travailleurs sociaux, par nature, sont animés par le désir d’aider.
En fait, Il faut distinguer la mission et le travail. La mission est fondamentale et porteuse de sens. Pourtant, les conditions de travail, marquées par une charge excessive, génèrent un stress important. Même s’ils parviennent parfois à aider, les professionnels se retrouvent régulièrement confrontés à des situations où leurs moyens sont insuffisants. Ainsi, ils trouvent du plaisir à exercer leur mission, mais la lourdeur de leurs conditions de travail les conduit progressivement vers l’épuisement.
En situation de surcharge de travail, il est possible que le travailleur social rencontre moins de plaisir. Mais sa mission, son engagement restent importants. Il peut être très insatisfait, tout en trouvant du sens à sa mission. Ce paradoxe, qui fait cohabiter satisfaction et stress, s’explique par la difficulté à trouver un équilibre entre l’engagement dans la mission et la gestion des contraintes quotidiennes. Plus le stress est fort, plus les instants de plaisir vont être atténués. Avec le risque de s’abimer ou tout simplement de partir faire autre chose pour se protéger.
Quels sont, selon vous, les principaux obstacles qui empêchent une régulation efficace des émotions ?
L’un des obstacles majeurs réside dans les normes émotionnelles imposées par la culture professionnelle. Par exemple, l’idée qu’il faut « avoir les épaules solides » pour encaisser peut conduire à dissimuler ses émotions, notamment la peur, qui est souvent mal perçue. Dans certains contextes, admettre sa peur signifie être considéré comme inapte au métier. Ainsi, les salariés préfèrent exprimer des émotions comme la colère, qui sont perçues comme plus acceptables, même si cela les prive de l’opportunité de partager et de réguler leurs ressentis. Masquer ses émotions, c’est aussi se priver du soutien des autres, ce qui est essentiel pour une régulation efficace.
Le climat de travail joue un rôle crucial. Dans des équipes où les émotions sont reconnues et partagées, la charge émotionnelle est moins épuisante. J’ai rencontré des travailleurs sociaux qui ont changé d’équipe et constaté une nette amélioration, même si la difficulté de la tâche restait la même. Dans ces environnements, on n’est pas obligé de faire semblant. Résultat, la dissonance émotionnelle diminue, et on se sent moins accablé.
Cela montre que le soutien collectif et une culture professionnelle bienveillante sont essentiels. Ces normes professionnelles, qui vont bien au-delà de l’équipe, permettent aux travailleurs sociaux de disposer d’une marge de manœuvre pour gérer leurs émotions.
Comment percevez-vous l’articulation entre charge émotionnelle et moyens institutionnels pour soutenir les travailleurs sociaux ?
La charge émotionnelle ne se limite pas à une question individuelle. Elle est intimement liée à des enjeux moraux et à la capacité des institutions à fournir des ressources adéquates. La détresse morale souligne que, pour aider efficacement, il faut des moyens réels et un soutien organisationnel à plusieurs niveaux : individuel, collectif, institutionnel, et même politique. Ce sont ces différents niveaux d’analyse qui permettent de saisir la complexité du vécu des travailleurs sociaux.
Pour véritablement améliorer leurs conditions de travail, il ne suffit pas de développer des compétences individuelles de régulation émotionnelle, il faut également transformer le climat de travail et les normes professionnelles. C’est en intégrant ces différentes dimensions que nous pourrons aider ces professionnels à trouver un équilibre durable dans leur mission, sans pour autant s’épuiser.
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