ASH : Quel regard portez-vous sur la situation ?
Sadek Deghima : Il y a un phénomène d’empathie et d’identification très fort à la suite de la mort du jeune Nahel, décédé le 27 juin à Nanterre. Contrairement aux émeutes qui ont pu avoir lieu ces dernières années, telles que celles qui ont embrasé la France en 2005, les réactions de violences se sont manifestées immédiatement après le drame. Aujourd’hui, le sentiment d’identification s’associe à un contexte général de crise sociale. La mort d’un adolescent agit comme « la goutte d’eau qui fait déborder le vase ». Mon inquiétude repose sur l’âge des jeunes révoltés qui, dès 12 ou 14 ans, sont en capacité de se rebeller. C’est inédit.
Dans ce contexte, comment votre équipe intervient-elle ?
Nous recueillons le ressenti des jeunes et nous nous intéressons à ce qu’ils pensent. Nous identifions beaucoup de colère pour ce qui est vécu comme l’assassinat d’un pair. Ce qui contribue à la haine envers les services de police et dont les actes de vandalisme matérialisent une forme de vengeance.
Le phénomène s’explique aussi en partie par la densité de population dans les grands ensembles urbains. Sur de petits périmètres, des regroupements de 50 à 100 individus peuvent se former très rapidement. En tant qu’acteurs de la prévention spécialisée, nous appelons au calme et tâchons de faire comprendre que la « casse » ne résout rien. Nous pouvons condamner le décès mais nous restons très vigilants quant aux récupérations politiques, à gauche comme à droite. Notre message est clair : poursuivez vos études pour devenir juge, policier ou pour vous engager en politique afin que les choses évoluent.
Evoquez-vous avec les jeunes la responsabilité des actes de vandalisme ?
Des éthiques de responsabilité et de conviction coexistent. Cette dernière relève des émotions et elle peut prendre le dessus alors que la responsabilité est répréhensible par la loi. Ecoles, magasins de proximité, gymnases, centres sociaux… Les bâtiments et équipements détruits sont les leurs. Les voitures brûlées appartiennent à leurs voisins qui en ont besoin pour aller travailler. Cet état de fait s’apparente à du suicide, comme s’il ne restait rien à perdre. L’essentiel repose également sur le discours que nous adoptons avec les parents pour prévenir les phénomènes de groupe. Leur permettre d’exprimer leurs émotions s’avère tout aussi nécessaire.
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Le manque de moyens dont souffre le secteur a-t-il des conséquences ?
La prévention spécialisée reste le parent pauvre du travail social. Nous constatons une forte baisse de la proximité avec le public. Pour preuve, nous n’intervenons en nocturne que deux soirs dans la semaine jusqu’à 21 heures alors que les événements ont lieu durant la nuit. Une barrière s’est érigée entre les représentants de l’Etat et la jeunesse et, dans le même temps, les acteurs de terrain manquent de moyens humains, matériels et financiers. De nombreux services ferment. Pourtant, quand il n’y a plus de communication, ça explose ! En l’occurrence, il y a une rupture de dialogue, et le moyen « facile » de s’exprimer passe par la violence. Le manque de volonté politique pour déployer les actions de prévention empêche le travail de fond qui peut jouer dans l’avenir de ces jeunes.
Dans les quartiers populaires, les professionnels dénoncent la montée d’une idéologie dite « sécuritaire ». Qu’en pensez-vous ?
Je participe aux cellules de veille locales avec des membres de la police, de la sous-préfecture et des élus. Il est clair qu’il y a une tendance à nous percevoir sous ce prisme-là. Or, la prévention spécialisée agit dans le cadre d’une mission de protection de l’enfance et non de prévention de la délinquance. Bien que nous contribuions à cette dernière, la porte d’entrée reste la protection de la jeunesse. J’insiste constamment sur l’importance du travail en amont pour éviter les situations de tension. Malheureusement, les actions s’inscrivent toujours dans l’urgence, lorsqu’un incident survient. Notre cadre d’intervention repose pourtant sur la proximité et la bonne connaissance du public que nous accompagnons.
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Comment travaillez-vous avec les particularités de ce très jeune public ?
Dans le Pas-de-Calais, le public cible de la prévention spécialisée est plus jeune : de 13 à 25 ans en 2013, la tranche d'âge est désormais de 11 et 16 ans (70 %). Pour les approcher et garder un lien dans le temps, nous misons sur des activités collectives adaptées comme le sport ou l’informatique. En pleine construction identitaire, ils sont facilement sous influence. Les événements ne proviennent pas de bandes organisées. Pour certains, les actions semblent irréfléchies et très spontanées. Pour un adolescent, il est complexe de raisonner et d'avoir du recul. Nous prenons donc le temps d’échanger et de leur expliquer le contexte. Le phénomène de groupe est également très puissant et renforce la colère qui s’exprime spontanément à cet âge-là. Certains hurlent quand d’autres vont courir et l’identité appartient au regard de l’autre. En les abordant individuellement, le discours diffère de celui du groupe. Les événements de ce début d’été marqué par de fortes chaleurs, le sort des nombreuses familles qui ne partent pas en vacances et les problématiques sociales qui s’accroissent sont inquiétants. De nombreux jeunes sont résignés et ne s’autorisent pas à rêver.