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Récits de vie : se raconter pour aider et se faire aider (1/4)

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Crédit photo Mélanie Kochert
L’approche biographique permet à la fois au travailleur social de réfléchir au sens de son métier, à son propre parcours, et de bâtir une relation éducative plus horizontale avec les usagers. à la condition que cet outil ne soit pas dévoyé par une logique administrative, voire policière.

Comme au théâtre, la pratique du récit de vie tient de la convention : si le dispositif confine à l’épure tant il est simple – un lieu, un travailleur social, un usager –, le champ des possibles est infini, tant en termes d’espaces d’échanges – un bureau, le domicile, la rue –, de qualités des protagonistes que de mondes explorés. Une scène en plusieurs actes dont le mécanisme sommaire – l’un se raconte, l’autre écoute – n’exclut pas la complexité. Une bulle, en marge des contingences quotidiennes, qui permet aux professionnels de voler des minutes aux tâches techniques et aux bénéficiaires (migrants, personnes en situation de handicap ou de dépendance, sans-abri, jeunes désaffiliés) de s’extirper quelques instants de leur condition d’« objet » accompagné. Quand sonnent les trois coups, il ne s’agit plus seulement de proposer une solution à quelqu’un en détresse, sinon une circulation de la parole, une transmission, une confiance accordée à un « autrui significatif ».

« A travers le récit de vie, le travailleur social se place dans une logique de contre-don ou de don inversé, sa posture est très modeste, explique Pascale Jamoulle, assistante sociale de formation et anthropologue à l’université de Louvain-la-Neuve (Belgique). Ecouter les socialisations, les langages, les lieux socio-historiques de celui qui se raconte donne des compétences au professionnel. En même temps, ces narrations aident aussi beaucoup les gens : ils deviennent capables de mettre des mots sur leur vécu, de construire des intrigues, d’analyser certains processus de domination qui ont jalonné leur parcours. Ils cessent de ne voir les choses qu’à travers le prisme de la culpabilité. » Se prêter au jeu du récit de vie ou, plutôt, de l’histoire de vie – le premier est une matière brute, quand la seconde s’agrémente d’un travail réflexif – est une aventure réciproque. Narrateurs et narrataires y trouvent chacun leur intérêt.

De la délicatesse dans la relation

Mais il représente surtout un véritable « couteau suisse », déclinable à l’envi, aussi efficace pour outiller l’intervention sociale et la pratique de terrain que la recherche ou la formation des travailleurs sociaux. « En s’initiant aux histoires de vie, les professionnels se forment à l’écoute complexe, estime Christophe Niewiadomski, socio-clinicien et professeur émérite en sciences de l’éducation à l’université de Lille. Ils deviennent attentifs à tous les déterminants sociaux qui nous agissent et que nous finissons par ne plus voir. Aujourd’hui, il y a un écueil dans le travail social : soit on considère que l’individu serait responsable en tant que sujet de ce qui lui arrive, on psychologise sa situation et on écarte les facteurs extérieurs ; soit on se place dans une perspective techniciste, avec des dispositifs et des tableaux. Quand on se forme à la sociologie clinique, notamment grâce aux récits de vie, on remet de la délicatesse et de l’intelligence dans la relation. »

Que le récit émane d’une personne en difficulté lors d’un entretien semi-directif ou d’un travailleur social lors de son stage dans la perspective d’un transfert de cette expérience au cœur de sa pratique, la trajectoire est toujours la même : on part de choses très personnelles, très subjectives qui, en étant partagées, deviennent plus universelles et intemporelles. Corinne Le Bars, originellement assistante de service social et désormais artiste-autrice, s’est lancée dans ce type d’ateliers auprès des professionnels médico-sociaux. « Ce que je trouve passionnant avec la méthodologie des récits de vie, c’est qu’il y a une notion de co-construction où il n’y a plus un expert, un sachant, face à quelqu’un de passif. Naît une forme d’horizontalité qui fait avancer des situations parfois enkystées depuis longtemps ou qui permet de débusquer des connaissances restées un peu cachées, voilées par la douleur. »

L’utilisation de ce medium semble particulièrement pertinente avec des publics touchés par une rupture biographique. Jeunes placés, irruption d’un handicap, perte des facultés cognitives, expérience de la rue, exil… « Le récit remet un peu de continuité dans un parcours jalonné de crises et de cassures, estime Corinne Le Bars. C’est alors l’outil idéal pour raconter sa vie d’avant, relater l’événement qui est venu tout chambouler et imaginer comment sa vie sera demain. » Selon les situations et les personnalités, franchir la ligne d’arrivée peut prendre beaucoup de temps. Yolande Verbist, assistante sociale et anthropologue en Belgique, a mené de nombreux travaux de recherche en utilisant le récit de vie, notamment auprès de sans-abri. « Ils me posaient souvent des lapins, et ce n’est qu’à la troisième ou quatrième tentative qu’ils acceptaient d’entrer en relation. Ils me testaient pour vérifier que je ne voulais pas juste prendre leur savoir. Certains reviennent sur des choses, d’autres changent d’avis, nient l’avoir dit… Tous les moments ne sont pas bons pour s’engager là-dedans. La restitution peut provoquer de la violence, du rejet. Il faut conserver une posture de non-savoir : si une personne me dit : “c’est comme ça”, je dois le respecter. C’est sa vie, après tout. »

« C’est de la pêche au filet »

Se lancer à pas de velours, inciter sans imposer… S’engager dans une telle pratique demande aux travailleurs sociaux une capacité d’« aller vers » et une certaine finesse dans la manière de proposer la narration. Pierrick Girard, éducateur spécialisé en milieu carcéral, intervient en binôme avec une psychologue dans la lutte contre la radicalisation violente. A ce titre, il mène des accompagnements assez longs de personnes détenues en attente de leur procès au sein de plusieurs maisons d’arrêt de Champagne-Ardenne. Le récit de vie y est une modalité fréquente et multiforme, ce n’est pas une obligation dans ses missions d’évaluation.

Parfois, par exemple, certaines personnes ressentent le besoin d’utiliser l’écrit en amont, dans leur cellule. « Je pense à quelqu’un qui, dès notre deuxième entretien, nous a donné une dizaine de feuillets rédigés à l’intention de son avocat pour préciser des éléments traumatiques qui expliquent son départ en Syrie, se souvient Pierrick Girard. Il s’agit d’un récit spontané, sans aucune commande de notre part. Nous l’avons lu devant lui, c’était un moment très fort, avec des détails sur la perte de ses proches, les bombardements, où nous avons eu accès à ses émotions. Il nous a déposé quelque chose de très intime. » D’autres détenus mettent plus de temps à se livrer. « C’est de la pêche au filet », reconnaît l’éducateur.

Il faut également savoir être précautionneux pour embarquer dans une telle aventure des résidents en Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), singulièrement ceux qui souffrent de troubles cognitifs. Même si chaque personne âgée en fait déjà un, sans le savoir, à travers le projet individuel mené par un professionnel référent lors de son accueil dans l’établissement. « Les personnes revivent littéralement, lorsque nous abordons leur récit de vie, explique Frédérique Sauvage, psychologue dans un Ehpad à Isbergues (Pas-de-Calais) appartenant à l’association La vie active. Elles ont enfin l’occasion de parler, après des mois d’hospitalisation où elles n’étaient que de simples objets de soins ou après des années dans l’isolement de leur domicile. Cette démarche ravive leurs appétences, les rend acteurs. »

Retrouver une forme d’autonomie

Que l’on soit vulnérabilisé par l’âge, un handicap, la détention ou la précarité, le récit de vie contribue à reconquérir une forme d’autonomie. « Beaucoup de personnes estiment que leur existence s’est déroulée sans qu’ils aient eu un mot à dire, souligne Alex Lainé, professeur de philosophie, praticien et chercheur en histoires de vie. Faire apparaître les moments où ils ont exercé une influence, où ils ont pris les choses en main, c’est très important pour se projeter. C’est le développement du pouvoir d’agir. »

Mais si les récits de vie semblent parés de toutes les vertus, ils comportent une limite importante conditionnée à leur intentionnalité. « Dans l’absolu, ils ne sont ni bons, ni mauvais, analyse Christophe Niewiadomski. La question est plutôt de savoir ce que l’on veut en faire. C’est un outil qui peut être dévoyé. » Une expérience vécue par Pierrick Girard, lorsqu’il travaillait il y a une dizaine d’années dans une plateforme d’accueil des demandeurs d’asile appartenant à la Croix-Rouge. La procédure auprès de l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et des apatrides) exige la production d’un récit, très rapidement après l’arrivée sur le territoire. « Ce qui n’est pas compatible avec la temporalité du traumatisme et de l’accueil, reconnaît l’éducateur. Il nous arrivait de faire des récits de vie à toute vitesse à l’hôpital, dans la rue. En fait, c’est un abus de langage. Il s’agit plutôt du récit très technique des persécutions, de la fuite et de l’absence de protection de l’Etat d’origine, qui ne représentent qu’une infime partie de l’histoire de quelqu’un. »

Une clinique de l’écoute

Une existence saucissonnée entre ce qui importe pour instruire un dossier et le reste. L’accueil du trauma, la sensibilité du migrant ou la douleur de l’exil ne rentrent pas en ligne de compte. Il faut être efficace, cocher les bonnes cases, voire mentir parfois. « Pour creuser le récit et raconter autre chose que les horreurs vécues, cela nécessite un autre cadre », admet l’éducateur. Un constat partagé par Stéphane Duval, directeur de deux maisons d’enfants à caractère social spécialisées dans l’accueil de MNA (mineurs non accompagnés) dans le Pas-de-Calais. « Ce sont les juristes qui déterminent l’opportunité de faire une demande d’asile ou de titre de séjour, donnent le tempo des démarches et demandent aux jeunes de raconter leur histoire pour obtenir la protection ou la régularisation. »

La réelle écoute, plus thérapeutique, est menée en parallèle avec l’équipe éducative et la psychologue pour essayer de soulager, un peu, les traumatismes. Le responsable pense notamment à un jeune Afghan dont l’ami a été pulvérisé devant ses yeux au marché de Kaboul. « C’est un processus long. Les MNA ont souvent du mal à parler, par pudeur ou par honte. Ils doivent jongler avec la culpabilité, la pression de ceux qui sont restés et la séparation. Ils doivent surtout sauver leur peau. »

Même si des logiques utilitaires ont tendance à l’assécher, le récit de vie reste un réel outil de réflexion et d’analyse de pratiques, un espace « qui prend vraiment au sérieux l’individu », conclut Christophe Niewiadomski. Une clinique de l’écoute permettant à la personne accompagnée de devenir co-chercheur de sa propre histoire et au professionnel de se décentrer, de retrouver des capacités créatives qui se sont parfois étiolées sous le poids des normes et des tableaux Excel.

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