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Psychiatrie : l’art brut pour effacer les stigmates de la maladie

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Raphaëlle, peintre et sculptrice, bénéficiaire de l'AHBFC, expose ses créations dans la région.

Crédit photo Abdesslam MIRDASS
Au sein de l’Association hospitalière de Bourgogne-Franche-Comté (AHBFC), l’art occupe une place centrale dans la prise en charge psychiatrique des bénéficiaires. En Haute-Saône, le centre hospitalier spécialisé de Saint-Rémy et Nord-Franche-Comté abrite un espace d’expression artistique unique.

Une chaleur étouffante heurte le parvis du château. Dans le département de la Haute-Saône, comme dans le reste du pays, l’alerte canicule est en vigueur, en ce milieu du mois d’août. Interdiction pour les résidents accueillis en psychiatrie de sortir avant 18 h. Parmi les espaces extérieurs déserts, le temps semble figé. Pourtant, entre les murs d’un pavillon adjacent, la créativité bat son plein. Aquarelles, pastels, peintures, une nuée de toiles colorées tapisse les murs de l’atelier d’artistes qui accueille les usagers de l’Association hospitalière de Bourgogne-Franche-Comté (AHBFC). Le maître des lieux, Alain Trousseau, fondateur et animateur de l’atelier depuis sa création en 1995, ne cache pas son enthousiasme lorsqu’il présente sa galerie : « C’est magnifique n’est-ce pas ? Là, il y a de la vie, allez-y, profitez, prenez le temps. Bienvenue à Arcadie ! »

Dans la mythologie grecque, l’Arcadie est une région « associée à l’Eden », expose Luc Bénet, directeur général de l’association. « Tous les hommes peuvent y faire quelque chose et sont libres d’accéder à ce qu’ils veulent. Entre les murs de l’atelier, les usagers, quel que soit leur handicap, sont libres d’exister et de s’exprimer. » Actuellement, ils sont une trentaine à se rendre à Arcadie de manière régulière pour peindre, dessiner ou tout simplement « échanger autour d’un café », sourit Alain Trousseau. Diplômé des Beaux-Arts de Besançon, le peintre et animateur socio-culturel de 60 ans explique avoir été inspiré par sa visite de la « Collection de l’art brut », à Lausanne, en Suisse. Initié par Jean Dubuffet, peintre français et premier théoricien de ce courant pictural qu’il définissait comme « les productions de personnes exemptes de culture artistique », le musée expose des œuvres réalisées par des « malades mentaux » et des « marginaux ». C’est ce modèle qu’Alain Trousseau a voulu reproduire au sein de l’AHBFC. « J’accueille des artistes et ne porte pas attention à l’aspect médical, pathologique ou traumatique. Je ne prétends pas faire de l’art-thérapie. Ce dont je suis sûr, en revanche, c’est qu’Arcadie est un lieu d’expression, de socialisation et, surtout, de valorisation pour des personnes stigmatisées par le handicap. »

Depuis près de vingt ans, du lundi au vendredi, l’animateur démarre sa camionnette beige pour aller « chercher les artistes » dans leurs diverses structures d’accueil : maison d’accueil spécialisée (MAS), foyer d’accueil médicalisé (FAM), service d’accompagnement médico-social pour personnes handicapées (Samsah). Présente sur trois départements (Haute-Saône, Territoire de Belfort et nord du Doubs), l’association couvre un bassin de population de 500 000 personnes et compte près de 2 000 salariés. Avec une file active d’environ 14 000 personnes – « passées par l’hôpital au moins une fois dans l’année, ne serait-ce que pour une consultation », précise le directeur général –, la demande est importante sur ce territoire étendu et rural.

Depuis la création de l’AHBFC et son implantation entre les murs de l’ancien asile de Saint-Rémy – fondé en 1937 dans l’enceinte du château et administré par une congrégation religieuse féminine hospitalière pour accueillir les « aliénés » en provenance de la capitale –, l’art a toujours tenu une place spéciale dans le projet institutionnel. Impulsé par Jean Pierre Michel, président emblématique de l’association pendant vingt-deux ans, l’atelier d’artiste garantit un espace d’expression aux résidents. Décédé en janvier 2021, l’ancien magistrat et parlementaire français a toujours défendu avec force les droits des personnes handicapées. Arcadie vient consacrer cet engagement. « C’est un outil transversal à toute l’association. Tous les usagers peuvent participer en fonction de leurs profils, de leurs besoins et de leurs potentialités », souligne Laurence Bevilacqua, coordinatrice du pôle médico-social pour personnes handicapées de l’AHBFC. Cela va au-delà de la peinture. L’art est un support à la relation, et l’atelier un lieu sécurisant. On réunit des conditions propices au partage à l’écoute et, in fine, à l’expression. »

Un outil d’inclusion

Parmi la pléiade de toiles exposées sur les murs de la galerie, certaines se distinguent. Elles sont l’œuvre de Ginette. Pléthoriques, une pièce entière leur est consacrée. « Ah, là, c’est son espace ! C’est la star, ici, l’un des piliers de la galerie », s’exclame Alain Trousseau, satisfait de voir les œuvres de Ginette attirer l’œil des visiteurs. L’histoire de l’artiste est indissociable de celle d’Arcadie, et plus largement de celle de l’hôpital psychiatrique de Saint-Rémy, où elle est accueillie depuis l’âge de 4 ans. Toiles, tables, chaises, téléphones, chaussures… Multicolores et difformes, les Bonhommes de Ginette ornent une multitude d’objets. Toujours identiques dans leur aspect, ils sont la signature de l’artiste. « Il n’y a pas d’instructions académiques : point de fuite, perspective, proportions… Ces notions lui sont étrangères. Par conséquent les traits sont directs, l’art est brut, son style est unique », décrit Alain Trousseau.

Présentant un retard mental et des troubles du comportement, la femme de 53 ans est accueillie dans la MAS Le Village Vert du Breuil, une structure de l’association située à quelques kilomètres du château de Saint-Rémy. Illettrée et limitée dans son expression verbale, Ginette a trouvé dans ces peintures une manière de s’exprimer, et dans leur exposition, un moyen d’être reconnue. « Notre objectif est d’effacer le stigmate de la maladie, précise Luc Bénet. Lors des expositions, les gens s’attardent sur le tableau, puis sont étonnés de rencontrer l’artiste par la suite. Ils n’arrivent pas à imaginer que telle personne ait pu produire cela. » Outils d’inclusion, les expositions permettent aux artistes de l’AHBFC de sortir du cadre institutionnel et de prendre part à la vie socio-culturelle du territoire franc-comtois.

Après vingt ans à peindre entre les murs de l’atelier, l’état de grâce artistique de Ginette s’érode peu à peu. Alain Trousseau, qui accompagne l’artiste depuis ses débuts, constate l’usure et le déclin physique de celle que l’on surnomme affectueusement « la star » dans l’atelier. « Le vieillissement n’est pas le même chez des personnes polyhandicapées après une vie de traitements médicamenteux et de prise en charge en institution », souligne-t-il amèrement. Mais impossible pour le duo de s’arrêter en si bon chemin, l’atelier doit demeurer « un espace de plaisir et d’épanouissement ». L’accompagnement de l’animateur évolue au gré des potentialités de l’artiste. « Le défi est de donner une nouvelle vie à son travail. Il y a des choses qu’elle ne peut plus faire comme avant, donc je dois lui éviter l’échec et la violence de l’imprécision. Pour ce faire, j’aménage son espace de travail, j’adapte les matériaux et parfois je réalise certains traits de finitions à sa place. »

Favoriser l’autonomie

Dans l’arrière-salle, la silhouette d’un visage s’esquisse sur une toile. Assise face à son chevalet, pinceau à la main, Raphaëlle réfléchit à la direction à donner à son prochain trait. « Quand je commence une toile, je ne sais pas exactement ce que je vais peindre. Je me laisse aller, c’est un processus », confie l’artiste, absorbée par la toile qui lui fait face. Agée de 37 ans, elle est suivie par l’AHBFC depuis 2012. Après un épisode dépressif et plusieurs passages à l’acte, elle est tout d’abord hospitalisée dans les services de l’hôpital psychiatrique de Saint-Rémy, puis accueillie en centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) et finalement suivie par le service d’accompagnement à la vie sociale (SAVS) de l’association, situé à Vesoul, préfecture du département.

Un long parcours institutionnel durant lequel la peinture lui a servi d’étai pour remonter la pente. Raphaëlle explique peindre depuis une douzaine d’années et avoir rencontré Alain Trousseau récemment, lors d’une de ses interventions au SAVS. Depuis, elle souhaite se professionnaliser et se perfectionner. « Avant, c’était thérapeutique, j’en avais besoin pour comprendre mon mal-être. Désormais, c’est davantage créatif, je m’épanouis dans la peinture et la sculpture. » Un constat partagé par les professionnels de l’AHBFC. « Depuis environ trois ans, il n’y avait plus rien qui bougeait avec Raphaëlle. Sa découverte d’Arcadie lui permet d’avoir une visibilité et d’exposer. On observe un changement, un épanouissement qui se traduit dans son rapport au corps et à l’autre. Elle s’autorise désormais à se montrer et à s’affirmer davantage », analyse Laurence Bevilacqua.

Après dix ans de soins et d’accompagnement, la découverte d’Arcadie finalise la prise en charge de Raphaëlle. Son profil amène Alain Trousseau à définir de nouveaux objectifs. « Au-delà de l’aspect technique et pictural, je la “coache” pour favoriser son insertion et la rendre autonome, explique le professionnel, titulaire des diplômes d’aide médico-psychologique (AMP) et d’animateur socio-culturel. De manière très pratique, il s’agit de lui apprendre à se présenter en tant qu’artiste, à numéroter ses toiles, à rédiger un dossier de presse ou encore à choisir ses expositions. » Le samedi 3 septembre, les toiles de Raphaëlle ont été exhibées dans les rues de la ville voisine de Luxeuil-les-Bains (Haute-Saône), à l’occasion du festival international « L’art dans la rue », auquel participent chaque année des artistes d’Arcadie, depuis près de quinze ans. L’événement attire chaque année entre 15 000 et 20 000 visiteurs dans les rues du centre-ville historique de cette ancienne cité thermale. De quoi susciter l’« excitation » et la « fierté » de l’artiste.

L’opulence d’œuvres présentes dans la galerie pose inévitablement la question de leur devenir. « Certaines toiles sont l’œuvre de personnes décédées, pointe Alain Trousseau, avec une once de nostalgie. La question esr de savoir que faire de tout ça et comment le mettre en valeur. » Si les expositions ponctuelles permettent de faire vivre le travail de la galerie, la commercialisation des œuvres se heurte à des freins juridiques du fait des mesures de protection (tutelles et curatelles) dont font l’objet de nombreux bénéficiaires. Afin de préserver ce « patrimoine artistique » Laurence Bevilacqua envisage la création d’une artothèque. Elle permettrait « la commercialisation de l’image de certaines œuvres, leur utilisation pour des réceptions, des locations, ainsi que des prêts à des fonds d’art et des musées », précise-t-elle.

Un travail de recensement qu’Alain Trousseau qualifie de « colossal ». Dans la réserve d’Arcadie, des milliers d’œuvres réalisées durant ses près de vingt ans d’existence attendent d’accéder à une seconde vie. « Pour répertorier l’ensemble, rien que le temps de photographie est estimé à environ un an et demi », assure la coordinatrice dans un soupir teinté de satisfaction et de résignation.

Si la question de la valorisation du passé d’Arcadie est d’actualité, son futur n’en est pas moins dynamique. L’implication institutionnelle des artistes est à l’ordre du jour, avec la réalisation future d’une fresque sur le mur de l’un des FAM de l’association situé dans le village voisin de Gray. L’AHBFC envisage également la création d’une résidence d’artiste dans l’enceinte du château à l’horizon 2023. L’objectif : accueillir des artistes français ou étrangers au sein d’Arcadie pour favoriser les échanges avec les résidents, afin de continuer à permettre à ses bénéficiaires de s’émanciper du stigmate du handicap.

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