C’est l’histoire d’une dégringolade. Quinze ans de service comme agent de sécurité. Une fin de contrat en pleine crise de la Covid, avec une Scène nationale nantaise à l’arrêt. Des droits au chômage à échéance. Puis l’expulsion, telle une estocade, un an après : locataire d’un studio dans l’agglomération nantaise, Jamal, 43 ans, se voit reprocher par son propriétaire d’avoir accueilli un ami chez lui. Commence la galère. La violence de la rue : « Je trimballais ma guitare, ma boîte à rythmes, mon ordinateur… Je sentais des personnes me fouiller les poches, j’avais peur. J’ai perdu beaucoup de choses de valeur. » L’inconfort qui abîme le corps : « J’avais froid, mal aux articulations. » Les désillusions : « J’ai été hébergé chez une amie pendant un mois, qui a fini par me tourner le dos. » Et malgré tout, l’espoir : « J’ai contesté mon expulsion au tribunal. Je fais confiance à la justice. Un jour, je verrai le bout du tunnel ! »
En attendant, Jamal a poussé la porte des 5 Ponts. Depuis juin dernier, l’établissement accueille les plus démunis 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, dans un quartier en devenir de l’Ile de Nantes. Des personnes sans abri comme lui, en grande précarité, exilées ou souffrant de troubles psychiques. Aux heures de pointe, les lieux prennent des airs de ruche : des hommes et des femmes défilent à la buanderie, cheveux mouillés pour certains tout juste douchés, d’autres surfent sur Internet, rechargent leur téléphone dans des consignes sécurisées flambants neuves. Au milieu de l’agitation, Jamal termine une partie de Scrabble. A ses côtés, Danielle et Christelle, elles aussi précaires. « J’ai été coupé du monde, dit-il, mais j’ai rencontré des gens super qui m’ont apporté de la joie et de la gaieté. » On sourit de quelques mots posés sur le plateau de jeu, qui ne rapportent pas plus de points qu’ils ne sont inspirés. L’un d’eux, pourtant, porte en lui une résonance particulière : « Halte ». Comme cette salle attenante, que Jamal occupe la nuit tombée, lorsqu’il n’obtient pas d’hébergement via le 115. « Halte » comme ce moment de détente que leur offre l’accueil de jour. « Halte » enfin, comme la pause déjeuner qu’ils prendront dans quelques minutes au restaurant social.
Réunir les différents sites et services des Eaux vives au sein d’un même centre, voilà l’idée qui a présidé à la création des 5 Ponts. C’était il y a presque dix ans. L’association, comme la ville de Nantes, constatait la vétusté de ses bâtiments, mais aussi l’errance des publics, qui vont de structure en structure au gré des heures d’ouverture. « L’idée de tout rassembler au même endroit s’est imposée et, avec elle, dès le départ, une exigence de mixité sociale », explique Pascal Dutronc, directeur général de l’association. Pas question de concentrer la misère : il s’agit bien de rayonner sur la ville et de générer des solidarités au sein d’un même quartier. C’est toute la particularité de cet ambitieux projet, que ses promoteurs décrivent comme unique en France. Il mêle le pôle d’accueil – géré par les Eaux vives et doté d’espaces réservés aux seuls usagers de l’association et d’autres ouverts à tous – à un ensemble plus vaste, le village solidaire, réunissant quatre autres acteurs non spécialisés dans la prise en charge des plus démunis (lire l’encadré). Le projet des 5 Ponts permet ainsi d’intervenir sur cinq pans de l’insertion sociale : le logement, le travail, la santé, le vivre-ensemble et le pouvoir d’agir. Il est à ce titre reconnu et financé par l’Union européenne, qui espère le voir dupliquer. Toulouse ou Seattle aux Etats-Unis ont d’ores et déjà témoigné leur intérêt.
Toulouse et Seattle
En lieu et place d’activités hier dispersées dans la ville, le nouveau centre regroupe sur un même site cinq dispositifs. D’abord, l’accueil de jour. Ouvert de 10 h à 18 h, il reçoit jusqu’à 80 personnes en file active. Douche, laverie, espace numérique, consignes, salle de repos… Outre des services, y sont proposées des activités comme la couture ou le chant. Mais aussi une salle de soins. Equipée d’un lit médicalisé, elle est mise à disposition de partenaires. Médecins du monde, Oppellia, spécialisée en addictologie ou encore l’équipe de liaison psychiatrie précarité du CHU de Nantes y tiennent des permanences à tour de rôle. « C’est une manière de réaliser de l’“aller vers” auprès d’une population réticente à aborder les problématiques de santé, explique Adeline D’Halluin, directrice du pôle Nantes Métropole des Eaux vives. On espère pouvoir créer un poste d’infirmier pour faciliter le lien avec les accueillis. »
Petite révolution
Trente minutes après la fermeture de l’accueil de jour, la halte de nuit prend le relais. Elle accueille chaque soir, sur des matelas à même le sol, une trentaine de personnes qui n’ont pu obtenir d’hébergement en passant par le 115 ou en sont exclues du fait d’un comportement inadapté. L’hébergement temporaire se situe à l’étage : 40 studios équipés de kitchenettes et salles de bains. Ils sont proposés à des personnes orientées par le numéro d’urgence et, pour cinq d’entre eux, à des jeunes majeurs de l’aide sociale à l’enfance (ASE), via le département. Pas de télévision dans les chambres mais dans des espaces communs, censés favoriser les échanges entre résidents et la mise en place d’animation. Tous sont accompagnés dans leur projet d’accès à l’habitat durable. Dans le prolongement de ces espaces, le restaurant social, ouvert sur la place de village, sert 60 repas par jour. Du fait maison, à tarif très bas : 1,70 € pour les personnes précaires, 8 € pour les personnes extérieures. Car si la défaillance d’un prestataire ne l’a pas permis jusqu’à présent, la vocation du lieu est d’être ouvert à tous. Comme le café solidaire tenu par des bénévoles et des personnes accueillies, et qui constitue le point de rencontre privilégié avec les riverains.
En matière d’emploi, deux dispositifs : La Rustinette et Premières heures, testés sur les précédents sites des Eaux vives. La Rustinette propose de venir gratuitement réparer son vélo en bénéficiant de l’aide des personnes accueillies, volontaires et formées au préalable. « C’est un média intéressant pour changer le regard porté sur les publics précaires », justifie Pascal Dutronc. Premières heures est un chantier d’insertion. Il propose entre autres des missions d’entretien ou d’aide en cuisine au sein du pôle d’accueil. « C’est une vraie réussite. D’autres accueillis les voient travailler et se lancent à leur tour, poursuit le directeur général de l’association. Et pour les personnes extérieures, là encore, c’est une occasion de changer de regard, en les voyant nettoyer les locaux, servir un café… »
Pour les Eaux vives, ce nouveau pôle d’accueil représente une petite révolution, dont les implications ont été anticipées et discutées bien en amont. Dix jours de séminaires, entre autres, ont réuni les salariés, bénévoles et personnes accueillies. « Tout a été discuté : des choix d’aménagement au budget, présenté de manière adaptée au public, explique Adeline D’Halluin. On a abordé la question du don, du contre-don, de la pair-aidance. Les accueillis ont dit souhaiter agir en aidant au service, en passant le balai… Une manière de rendre ce qu’on leur donnait. » Avant l’arrivée sur les lieux, l’association a fait évoluer sa gouvernance. Son conseil d’administration a été élargi aux salariés et à l’association 100 pour 1. Il le sera très prochainement, toujours dans une logique d’inclusion, aux usagers.
Changer, un défi
Sur le papier, les intentions sont posées – et elles sont belles. Mais une évolution d’une telle ampleur soulève plus de défis qu’elle n’apporte, à court terme, de solutions. « La grande question est de savoir comment tout ça va se passer ? », admet Pascal Dutronc. Pour le moment, les habitants demeurent les grands absents du pôle d’accueil. Pour des raisons évidentes : le village attend encore l’arrivée de son marché et de son épicerie solidaires, de sa ferme urbaine et de ses bureaux. Le développement du quartier, qui doit recevoir dans cinq ans le futur CHU de Nantes, en est lui-même à ses balbutiements. Et seul le café solidaire est pour le moment ouvert au grand public. « On aimerait avoir plus de participants extérieurs, créer une ambiance de quartier, mais il faut être patient », positive, derrière le comptoir, une ancienne bénévole devenue salariée.
En interne, l’enjeu réside dans la cohésion des équipes. Autrefois répartis sur différents sites, les salariés doivent apprendre à travailler ensemble. « C’est un projet en construction, rappelle Apolline Bremier, référente sociale. Les équipes doivent créer de nouvelles habitudes et règles de fonctionnement. » Les problématiques de violence, d’addiction, de troubles psychiques, auxquelles peuvent être confrontés les professionnels n’ont pas disparu à la faveur d’un déménagement. Pas plus que les nuisances sonores, qui donnent lieu à discussion avec le voisinage. Mais la réunion des différents dispositifs, selon la référente sociale, facilite la transmission d’informations et l’insertion des personnes. « Voir les accueillis jour et nuit crée un lien plus fort et un accompagnement personnalisé », assure Apolline Bremier.
Le changement bouscule. Et pas seulement les salariés. Au restaurant, entre deux services de potage, des bénévoles avouent un certain vague à l’âme. « Il est plus difficile de tisser du lien ici. Les accueillis naviguent entre différents espaces, le jardin, l’accueil de jour, le restaurant. C’est plus grand et moins convivial », estime Marithé, 68 ans, coutumière de La Claire Fontaine, l’ancien accueil de jour. « On a cassé les habitudes : ce sont trois organisations différentes qui se rencontrent, explique Soizic, autre bénévole qui a connu l’ex-halte de nuit. Il faut qu’on travaille ensemble et les salariés testent beaucoup de choses pour y parvenir. Mais par rapport à la vétusté des anciens lieux, c’est royal ici ! »
La mixité ne se décrète pas, elle s’expérimente. Et c’est toute la raison d’être du village. Constitué en association, il compte les acteurs des principales activités des 5 Ponts. D’abord, l’association Les Eaux vives, qui gère le pôle d’accueil. Ensuite, les habitants : ceux du parc social (50 logements sur 70) ont tous été candidats pour intégrer le programme immobilier. En 2022, les rejoindront une épicerie solidaire – Le Quai des marchandises –, une ferme urbaine gérée par l’association La Sauge, avec des serres sur le toit, ainsi qu’une plateforme de bureaux pour les associations et entreprises de l’économie sociale et solidaire. L’association devra créer du lien entre les différents acteurs du village. « Les habitants savent où ils s’installent, explique Clarie Moureau, la coordinatrice. Mais entre savoir et vivre, c’est différent. On va leur proposer des rencontres autour du projet, pour déconstruire les a priori sur les publics accueillis, pour qu’ils puissent donner leur avis, exprimer leurs besoins, évoquer les nuisances, voir si on peut en réduire. » A terme, des représentants d’habitants seront invités au conseil d’administration de l’association. Le lien passera aussi par l’organisation d’événements propices au brassage des publics, comme « 5 Ponts plage » cet été, qui a accueilli DJ et magiciens.