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"Le travail social n’est pas qu’une affaire de femmes"

"Environ 60 % des postes de cheffes de service sont occupés par des femmes. En revanche, elles sont beaucoup moins nombreuses aux postes de direction générale", souligne Véronique Bayer. 

Crédit photo Stéphanie Trouvé Téma Agence
Près de 80 % des salariés du secteur de l’action sociale sont des femmes, et davantage si on tient compte du soin aux personnes âgées et aux jeunes enfants. Pourtant, celles-ci sont moins nombreuses que les hommes dans les postes de direction. Un phénomène qu’analyse Véronique Bayer, assistante sociale de formation initiale et sociologue.
 

Directrice générale à l'Institut de recherche et de formation à l'action sociale de l'Essone (Irfase) et sociologue à l'Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (Iris). Véronique Bayer est l'autrice de "Le Travail social, toujours une affaire de femmes" (ed. Champ social, 20 €). 
 

ASH : Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire ce livre sur les cadres du social ?

Véronique Bayer : Mon expérience de travailleuse sociale et de formatrice m’a conduit à identifier une double injustice. La première concerne le peu de considération pour les professionnels de ce secteur. Or neuf sur dix sont des femmes. Cela en dit long sur l’emploi féminin en général, et sur le travail d’aide et de soin en particulier. La seconde inégalité repose sur le fait que les postes les plus élevés sont majoritairement pourvus par les hommes. Le travail social n’est donc pas seulement une affaire de femmes. C’est ce que j’ai tenté de démontrer dans une thèse de doctorat – dont est issu mon livre –, dans une perspective féministe. Les travaux de recherche sur le sujet sont assez récents en France puisqu’ils remontent aux années 2000. Penser que le genre est juste un concept à la mode, c’est passer à côté d’une réalité sociale qui questionne la division du travail, c’est-à-dire la séparation et la hiérarchisation entre les activités d’accompagnement et celles d’encadrement. Pourtant, toutes les approches, y compris les plus discrètes et les moins prestigieuses, dépendent de savoirs professionnels. J’ai déjà posé ce constat il y a vingt ans, et c’est toujours le même.
 

Comment l’expliquez-vous ?

C’est l’effet « plafond de verre ». Les femmes affrontent des obstacles invisibles qui, parce qu’ils sont invisibles, sont efficaces et ralentissent leur carrière. Depuis une dizaine d’années, des femmes accèdent davantage à des fonctions d’encadrement, mais plus on grimpe dans les postes de direction générale, plus elles sont minoritaires. La société considère toujours que la prise en charge des vulnérabilités relève de la sphère privée, à fortiori des femmes, alors que c’est une affaire politique et qui nécessite d’être valorisée, d’avoir des compétences, et pas juste du bon cœur. Dans les représentations, l’accompagnement, l’aide, le soin sont souvent associés à des activités proches du travail domestique et à des qualités dites féminines. Alors qu’on a tendance à penser que, pour devenir chef, cadre, dirigeant, il faut de l’autorité, du charisme, de la rigueur… Des aptitudes plutôt attribuées aux hommes. La division sexuée du travail s’observe aussi à poste égal. En prévention spécialisée, par exemple, l’éducateur soutient les jeunes sur le volet insertion professionnelle, effectue du travail de rue, rencontre les élus locaux… Il s’agit d’activités perceptibles dans l’espace public. L’éducatrice, elle, va chez les familles, aide aux devoirs… Des activités éducatives invisibilisées, mais qui exigent autant de compétences.
 

Quelles fonctions à responsabilités occupent aujourd’hui les travailleuses sociales ?

Environ 60 % des postes de cheffes de service sont occupés par des femmes. En revanche, elles sont beaucoup moins nombreuses aux postes de direction générale. Quand elles y accèdent, on les retrouve surtout dans la petite enfance et le handicap, quand les hommes investissent la protection de l’enfance, l’exclusion et l’insertion. Autres différences : pour celles qui habitent en région, elles témoignent d’une grande capacité de mobilité, autant pour passer d’un secteur d’intervention à un autre que pour bouger géographiquement ; elles détiennent un diplôme professionnel et un diplôme universitaire, avec l’idée que c’est le titre qui fait la fonction, alors que les hommes vont avoir tendance à prendre des postes via la promotion sociale – ce qui accélère leur carrière – et, éventuellement, à s’inscrire à une formation après.

Comme dans d’autres domaines, les coûts sociaux s’avèrent plus importants pour les femmes. Elles vivent souvent seules ou avec un enfant et attestent de ruptures familiales, de surinvestissement temporel dans le travail et de lutte contre les stéréotypes. Dans le travail social ou ailleurs, le management est toujours traversé par des normes de genre masculines. Une femme à un poste de direction qui fait preuve d’autorité est jugée agressive. Si elle fait preuve de bienveillance, elle est considérée trop douce ou trop gentille pour être une bonne cheffe. Sa légitimité étant questionnée en permanence, elle doit démontrer sans cesse ses capacités et sa disponibilité.
 

Les modes d’encadrement diffèrent-ils entre les deux sexes ?

J’ai esquissé quatre types d’encadrement. Le modèle « gestion », plutôt en perte de vitesse, qui se fonde sur la rigueur, la rationalité, la force, l’ordre, et qui regroupe plutôt des hommes. Le modèle « care », qui s’appuie sur le relationnel et réunit plutôt des femmes. Les deux autres modèles, le « néomanagement » et ce que j’ai appelé le « caring management » rassemblent autant de cadres masculins que féminins. Mais lors des entretiens que j’ai effectués, j’ai noté que la rhétorique développée soulignait des stéréotypes de genre. Dans le « néomanagement », on loue la mixité, mais pas forcément en vue d’une égalité hommes-femmes, plutôt dans l’objectif d’une complémentarité de leurs qualités. On naturalise les compétences selon le sexe. Dans le « caring management », on vénère la bienveillance comme étant une qualité féminine au service du management. Or encadrer ou diriger repose à la fois sur un travail de gestion, d’organisation, de contrôle, d’autorité, mais aussi de soutien, d’attention, d’écoute, de responsabilité… Ces dimensions n’appartiennent pas à l’un ou l’autre sexe. Mais quand j’ai demandé aux professionnels quelle était, pour eux, l’activité emblématique d’un chef de service, les hommes ont plutôt pointé la gestion des plannings, le contrôle des budgets et des écrits et les femmes ont valorisé l’accompagnement des équipes et des publics.
 

En a-t-il toujours été ainsi historiquement ?

Dans la première moitié du XXe siècle, les femmes ont été en mesure d’occuper des postes de direction, puisqu’elles ont largement participé à fonder certaines institutions et certaines écoles de travail social. En 1949, 40 % des structures sociales étaient dirigées par des femmes. En 1979, elles n’étaient plus que 2,2 %. Plus les fonctions se sont professionnalisées, plus elles ont fait la part belle aux hommes. Dans les années 2000, les effectifs de femmes cadres remontent légèrement, mais ce n’est que tout récemment que l’on observe une certaine parité dans les postes de direction. En leur permettant d’accéder à un emploi et à des études, le travail social a constitué un terrain d’émancipation pour les femmes. Aujourd’hui, face au manque d’attractivité du secteur, il offre une opportunité de carrière à des hommes non diplômés, au chômage et en reconversion. Au risque de confisquer toujours plus aux femmes les places de manager.

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