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« Le projet personnalisé est une obligation qui limite la pensée » (4/4)

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Sociologue et psychanalyste, Jean-Yves Broudic critique le manque de temps et de travail collectif dans son ouvrage Les « bonnes pratiques » à l’épreuve des faits. Du désir dans le soin et le travail social (2018, Érès).

Crédit photo DR
« Logique managériale », « fantasme de maîtrise de la réalité humaine par l’administration », « carcan bureaucratique »… Le projet personnalisé a tendance à dépersonnaliser les usagers comme les professionnels pour le psychanalyste Jean-Yves Broudic.
 
 

Il n’y va pas par quatre chemins, mais il connaît son affaire. Psychanalyste, Jean-Yves Broudic supervise régulièrement des analyses de pratiques dans différents secteurs, dont celui du handicap. Aujourd’hui, il met en garde contre ce qu’il nomme l’« injonction au projet » des établissements médico-sociaux.

 

En quoi le projet personnalisé représente-t-il une distorsion entre les « bonnes pratiques » et la réalité ?

L’expression même de « projet personnalisé » ou « individualisé » est discutable. Elle relève d’une logique managériale, avec l’idée de rationnaliser certaines tâches et certains comportements grâce à des notions d’objectifs et de moyens. Appliquer ce processus aux relations humaines – entre les professionnels du soin ou du travail social et les patients ou les usagers – est en soi un problème. Cela revient à réduire la complexité psychique et affective à un moule de la pensée. Lorsqu’on réfléchit à un projet personnalisé, à l’échelle d’un CHRS [centre d’hébergement et de réinsertion sociale] ou d’un SAVS [service d’accompagnement à la vie sociale], il faut tenir compte d’une multitude de variables qui ne sont pas forcément quantifiables, comme la santé, le logement, l’autonomie dans les déplacements, etc. On peut toujours essayer d’en faire des tableaux, mais ça ne fonctionne pas et on se retrouve dans une impasse.

 

Pourquoi parlez-vous d’« injonction au projet » ?

La loi 2002-2 a été un coup de pied dans la fourmilière. Elle a obligé les structures médico-sociales, par exemple dans le cas d’enfants accueillis en institut médico-éducatif, à davantage rendre compte aux parents ou aux proches, à les informer lors de réunions plus régulières du fonctionnement des établissements et à décrire un peu plus précisément la situation de l’usager. Si ce texte a positivement bousculé le secteur, en associant mieux l’entourage, il a dérivé vers une forme d’injonction. L’obligation d’utiliser ce terme, son usage permanent, limite la pensée. Je préfère parler de problématiques et d’hypothèses. Plus ouverts, ces termes permettent de mieux comprendre les enjeux profonds d’une personne.

 

Comment expliquer cette tendance à la simplification ?

La place des psychologues cliniciens dans les établissements se réduit comme peau de chagrin, alors qu’il faudrait au contraire donner plus de place aux professionnels qui soutiennent quelque chose de cette complexité psychique. Les rendez-vous réguliers avec une personne, les questions fondamentales du désir et de la mort ne peuvent pas entrer dans des logiques administratives. On peut faire un parallèle avec le travail clinique, où l’on distingue l’approche comportementaliste de celle psychanalytique. Prenons le cas d’un problème d’alimentation : quand le comportementaliste se focalise sur la nourriture, la psychanalyse s’attache surtout à la relation à l’autre en tant qu’élément principal. Ouvrir les perspectives, prendre une personne dans sa globalité, c’est devenu compliqué dans des institutions sclérosées par une approche aussi libérale.

 

Le projet personnalisé met-il réellement l’usager au centre ?

Le texte de l’Anesm [Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux] qui définit le projet personnalisé insiste bien sur la nécessité d’écouter les personnes. La question est de savoir ce qu’on écoute et comment on écoute… Quels sont réellement les besoins ? Les dimensions affective ou psychique ne sont pas des histoires de besoins. Une sorte de fantasme de maîtrise de la réalité humaine par l’administration apparaît à travers les chiffres et la technique. Nous sommes dans un carcan bureaucratique où le raisonnement est le suivant : un problème social émerge, on met en place un dispositif, avec des objectifs qu’on évaluera dans un an ou deux. L’écrit engendre un effet pervers : lorsque quelque chose est gravé dans le marbre, on a tendance à s’y référer coûte que coûte. Quinze jours plus tard, la situation peut cependant avoir évolué. On assiste à une réduction générale de la réflexion collective.

 

Quelles sont les conséquences de ce recul du collectif ?

Un grand nombre d’usagers ont des troubles psychiques qui génèrent de l’angoisse, notamment auprès des professionnels. Qu’est-ce que l’angoisse ? C’est de la non-pensée. On ne peut pas élaborer ce qui nous arrive. Et c’est justement le collectif, les réunions, tout ce qui se passe au niveau informel dans les institutions qui permet de réfléchir, et donc de réduire l’angoisse. Dans l’une de mes dernières supervisions, au sein d’un Itep [institut thérapeutique, éducatif et pédagogique], l’équipe d’éducateurs regrettait que les gamins soient saucissonnés, que la dimension collective du travail auprès des jeunes soit progressivement grignotée, voire supprimée. Il y a une quinzaine d’années, lorsque j’ai commencé à diriger des analyses de pratiques, nous avions une réunion par mois. Que ce soit dans un CHRS, un foyer maternel ou un SAVS, tous les professionnels se retrouvaient pour un temps d’échanges critiques. Progressivement, ces réunions se sont espacées et les travailleurs sociaux ont eu de plus en plus de mal à se rencontrer, notamment à cause des démarches d’évaluation qui ont pris une place croissante.

 

Les dérives du « tout projet » ont-elles un impact plus large ?

Les professionnels vivent très mal l’ensemble des transformations de leur environnement de travail, et l’usage du projet doit être replacé dans cette évolution générale. L’informatisation des dossiers, la réduction du temps de réflexion passé sur chaque situation, le recul de la pensée collective, l’arrivée de cadres et de directions générales des services bardés de diplômes mais éloignés du terrain… Ces injonctions de l’administration, dont fait partie le projet personnalisé, ont creusé un fossé culturel et entraînent une perte d’identité professionnelle.

 

Finalement, tout le monde est-il capable ou désireux de s’inscrire dans un projet ?

La réponse est non. Prenons quelqu’un avec une problématique de psychose, qui délire et a des hallucinations visuelles – on en compte de plus en plus dans le médico-social parce que la psychiatrie n’est plus du tout en mesure de les accueillir correctement –, ou encore une personne concernée par l’autisme qui salit sa chambre avec ses excréments : l’idée d’élaborer un projet a-t-elle du sens pour eux ? Ce terme renvoie à la question du temps. Or cette notion est totalement différente selon la condition des uns et des autres. Cela n’empêche pas de mener un travail éducatif et social, nécessaire, mais on ne peut le circonscrire à un document et à des attendus. Je me souviens d’un foyer médicalisé accueillant des personnes polyhandicapées où un conflit avait éclaté entre professionnels autour du projet personnalisé de l’un des usagers. Comme il y était stipulé la nécessité de favoriser sa motricité, le kiné poussait cette personne à marcher dans les couloirs et dans les salles communes, parfois en la forçant un peu. Certains professionnels ont estimé que cette attitude générait de la souffrance et ne respectait pas le rythme et l’autonomie de l’usager. Je ne sais pas qui avait raison, mais ce genre de débats dépasse de loin le cadre du projet.

 

>>> A retrouver toute notre enquête sur les limites du projet personnalisé

 

 

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