Educateurs spécialisés, soignants, assistantes sociales… Les secteurs médico-social et sanitaire manquent de bras. Si les difficultés de recrutement ne datent pas d’hier, elles se sont amplifiées ces dernières années. Pour attirer les professionnels, certains employeurs multiplient les initiatives : job dating, stages d’immersion, salons du recrutement, recours à Pôle emploi et aux centres de formation… Dernier outil à la mode : le « recrutement participatif ». Venue du monde de l’entreprise « classique », cette démarche consiste à faire recruter les candidats par les usagers et leurs familles.
« Notre ancienne directrice a eu cette idée, il y a cinq ans, après un voyage d’études en Suède, explique Séverine Deveugle, directrice adjointe de la maison d’accueil spécialisée (MAS) Le Hameau, de l’association Gapas à Hantay (Nord). Là-bas, il n’y a pas d’établissements médico-sociaux. Les personnes vivent à domicile et embauchent directement les professionnels qui les accompagnent. » Une approche séduisante que la directrice a rapidement voulu expérimenter dans son établissement. Elle partage sa réflexion avec la quarantaine de résidents, tous adultes en situation de polyhandicap. Parmi eux, huit se portent volontaires pour tester la pratique. En octobre 2018, Séverine Deveugle est la première personne engagée ainsi.
La douceur comme critère
Très rapidement, la direction décide de professionnaliser l’initiative en s’associant à un cabinet de conseil en ressources humaines. Objectif : former les huit résidents aux techniques de recrutement et à l’entretien d’embauche. « Ils ont appris à distinguer ce qu’est une compétence d’une aptitude, à travailler sur leur posture, le savoir-être au moment de l’entretien, à ne pas recruter sur le ressenti, à ne pas avoir de jugement de valeurs, raconte la directrice adjointe. Cela a été d’autant plus complexe que la plupart d’entre eux ne verbalisent pas et utilisent un outil de communication alternative ». Ensemble, ils ont ensuite eu à cœur de se trouver un nom, une identité visuelle, un logo… Ainsi, courant 2019, est née l’agence « Les Recruteurs du Hameau ».
« C’est logique que nous puissions participer à l’embauche de professionnels qui travaillent avec nous, estime Jérôme Sagnier, 43 ans, résident de la MAS depuis l’ouverture de l’établissement en 2001. C’est une démarche audacieuse. Elle permet de mettre en lumière les personnes en situation de handicap et de montrer que nous sommes des individus à part entière. » Partant d’une feuille blanche, usagers et professionnels ont imaginé un processus, en plusieurs étapes, désormais bien rodé. La direction présélectionne les candidats et une interface de communication est désignée pour accompagner les recruteurs. Ceux-ci se réunissent pour étudier les CV et les lettres de motivation, affiner les critères et préparer les questions de l’entretien.
« Nous recrutons les futurs professionnels sur leur capacité à exercer en fonction de nos besoins et en tenant compte de notre avis, détaille Jérôme Sagnier. Avec les autres recruteurs, nous déterminons jusqu’à cinq aptitudes essentielles que nous voulons retrouver chez le candidat. Nous sommes attentifs aux réponses apportées. Cela nous donne un premier regard sur sa posture professionnelle. » Comme exemple, le quadragénaire parle de la « douceur » qui peut « se décliner sous plusieurs formes » : la parole, les gestes, la prise en charge, l’écoute, etc. Une fois tous les entretiens réalisés, les recruteurs se réunissent, sélectionnent le candidat et l’informent de leur choix. « Les usagers ont le dernier mot, il n’y a pas de seconde entrevue. Il valident également la période d’essai, renseigne Stéphanie Ficheux, monitrice-éducatrice et référente interface de communication pour les recruteurs du Hameau. Si nous ne les écoutons pas, nous passons totalement à côté du projet. »
Aides-soignantes, maîtresses de maison, agents techniques, psychologues, infirmières, directrice de la maison d’accueil spécialisée, même la directrice régionale de l’association ont été recrutés ainsi. La réussite est telle qu’elle commence à s’essaimer dans d’autres champs du médico-social. « J’avais lu la pratique de cet établissement accueillant des personnes en situation de handicap et je me suis dit qu’il était tout à fait possible de faire la même chose en Ehpad », souligne Séverine Laboue, directrice du groupe hospitalier Loos-Haubourdin (Nord), qui compte deux établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) où un recrutement participatif a démarré début 2022.
Un jury d’usagers
Inspirer ne signifie pas copier. Ainsi, aux résidences Les Magnolias et Jean de Luxembourg, le recrutement est élargi aux familles des résidents. Autre différence de taille, l’offre d’emploi précise d’emblée que l’entretien d’embauche se déroulera face à un jury d’usagers et de représentants des familles. « A l’envoi de ma candidature, j’ai trouvé la démarche innovante pour le secteur. Elle traduit un lien de confiance important entre les résidents, les familles, la direction et les professionnels. C’est stimulant, cela donne à priori un avis très positif de la structure », apprécie Mathilde Ysebaert, embauchée comme directrice adjointe en mai 2022. Et de confier : « Je n’ai pas préparé mon entretien comme d’habitude. Naturellement, j’ai une petite voix donc je me suis entraînée à hausser le ton pour être bien comprise des résidents. Mais, in fine, tout a été très naturel. L’objectif d’un entretien est de montrer ses motivations, d’expliquer notre vision de l’équipe, d’exprimer nos prétentions salariales, etc. Peu importe qui est en face, il faut convaincre. J’ai donc joué la carte de la transparence tout en adaptant mon discours à mes interlocuteurs. » Interlocuteurs dont le nombre varie en fonction des jours et des postes. « Il n’y a pas de limite. Cela dépend du nombre de volontaires », explique Séverine Laboue. Le maximum à ce jour : un jury de quinze personnes.
Avant d’être sélectionnée, la directrice adjointe s’est toutefois entretenue une dernière fois en tête-à-tête avec sa supérieure hiérarchique, à la différence de la MAS Le Hameau. « C’est une requête des résidents et des familles, assure la directrice. Ils estiment ne pas avoir à s’occuper des prétentions salariales et des détails administratifs. Mais je leur rends compte systématiquement de l’échange. » En cas de désaccord, la directrice a le dernier mot. « Là encore c’est une demande des familles et des résidents, certifie-t-elle. Il y a une vraie confiance. » Déjà une petite dizaine de professionnels ont été recrutés de la sorte dans les deux Ehpad. Un bémol : « Si la démarche concerne tous les postes, du cuisinier à l’aide-soignante, nous ne pouvons pas l’appliquer à chaque fois, faute de temps. Notamment pour les remplacements liés aux arrêts maladie où il faut trouver rapidement des solutions », explique la directrice.
Après trois ans de pratique, le bilan s’avère positif. « Si les professionnels ont, au départ, été interpellés, désormais ils en voient les bénéfices, assure Séverine Laboue. Le recrutement participatif bouleverse la donne. Il rappelle que, pour certains postes, ce sont quand même les résidents et les familles qui payent. Cela remet l’église au centre du village. » Grâce à cette méthode, les agents recrutés sont au clair sur la structure : les résidents et les familles ont leur mot à dire. « A mon arrivée, j’ai été très bien accueillie. Je me sentais attendue, soutient Mathilde Ysebaert. Les professionnels savaient qui j’étais, quand j’allais arriver. Intrigués, ils m’ont demandée comment cela se passait, si j’étais stressée… Ce type de recrutement favorise l’intégration au sein de l’équipe. Si c’était à refaire, je le referais. Mieux, je le recommande. »
En étant acteurs de la vie de l’Ephad, les résidents ont le sentiment d’être utiles. Les familles aussi se sentent plus impliquées, « ce qui n’est pas forcément le cas avec le conseil de la vie sociale », estime Séverine Laboue. Il convient cependant de rester vigilant et de vérifier que le candidat sélectionné ne se sente pas redevable vis-à-vis des résidents. Ou, à l’inverse, qu’il crée un lien privilégié avec eux parce qu’ils l’ont choisi.
Faire tomber les étiquettes
Association de loi 1901, Clubhouse France est une structure née en 2010 qui lutte contre la stigmatisation et l’isolement des personnes en situation de handicap psychique et facilite leur réinsertion sociale et professionnelle. Son fonctionnement est simple : tous les aspects de la vie associative sont soumis au débat et aucune décision n’est prise sans l’implication des personnes accompagnées. Le recrutement des salariés compris. « Un Clubhouse est géré par les membres, pour les membres. C’est grâce à cet esprit de communauté que ces lieux existent », affirme Damien Tarte, chargé de cogestion et d’insertion professionnelle au Clubhouse de Bordeaux. Au sein de ces structures, le modèle du recrutement participatif est encore différent : plutôt que d’enchaîner les entretiens avec les décisionnaires, les candidats sélectionnés, après un premier filtre de la direction, sont mis en immersion une demi-journée avec le collectif.
« Cette démarche fait tomber les étiquettes, les statuts, vante Damien Tarte. Nous accueillons un être humain et non une fonction, un CV ou un parcours. » En fonction du retour des usagers, et après consensus avec la direction, le candidat « idéal » sera retenu. « J’ai récemment participé à un processus de recrutement. Une grande première pour moi, confie Guillaume Leroyer, usager, membre du Clubhouse de Bordeaux depuis un an. Il a fallu choisir entre trois candidates venues passer une demi-journée : les juger en situation, nous projeter avec elles, analyser leur profil, voir si l’on s’entend bien avec… »
Avant d’être salarié de l’association, Damien Tarte a connu ce parcours : « J’ai été surpris dans un premier temps. Mes habitudes étaient complètement bousculées. Je me suis demandé comment ils allaient procéder pour choisir. Très vite cependant, j’ai trouvé que ce process de recrutement était une bonne idée. Il représente le concept même du Clubhouse. Je suis resté moi-même et j’ai vécu cette expérience à fond, en échangeant un maximum avec les usagers. En temps normal, la maladie psychique isole mais ce mode de fonctionnement favorise la prise de conscience immédiate de notre rôle dans la structure. »
Se former d’abord
Afin de permettre aux établissements d’intégrer le recrutement participatif, la MAS Le Hameau propose une formation en partenariat avec Campus Formation, organisme rattaché au Gapas. La première session de « Participer au recrutement des professionnels de son établissement », s’est déroulée entre mai et juin 2023.
Eléments indispensables :
→ le projet de recrutement participatif doit être piloté par un membre de la direction ;
→ au moins deux professionnels maîtrisant les codes de communication des personnes accompagnées doivent être obligatoirement présents ;
→ les participants doivent se porter volontaires et être motivés.
« Sans ces prérequis, cela ne peut pas marcher, estime Stéphanie Ficheux. Si cela fonctionne pour nous c’est aussi parce que nous y mettons les moyens. Cela demande une importante organisation et du temps. »
Contenu de la formation :
→ identifier les besoins et les motivations des participants ;
→ définir les aptitudes recherchées par les personnes accompagnées ;
→ préparer un entretien d’embauche par la mise en situation et l’évaluation des futurs recruteurs.
« Des ateliers interactifs et des mises en situation permettent aux usagers et aux professionnels d’acquérir les savoirs et les connaissances pour mener à bien cette démarche », assure Séverine Deveugle.
« Nous avons chacun nos critères de sélection. Lorsque je suis face à un candidat, le plus important pour moi c’est la manière dont il s’exprime, son attitude, plus que de connaître son niveau d’études. Je m’intéresse aussi à son âge, à ce qu’il dit… Par exemple, lors de son entretien, j’avais trouvé madame Ysebaert plus souriante que les autres. Je me suis dit : “Cette petite jeune a l’air dynamique.” Je l’ai donc sélectionnée. »
Jeanine Vieilledent, 101 ans, résidente et présidente du conseil de la vie sociale de l’Ehpad Les Magnolias.
« Cette démarche a du sens car elle permet aux résidents et aux familles de participer à la vie de l’Ehpad. Nos attentes ne sont pas les mêmes que celles de la direction. Au-delà du CV, le critère le plus important pour moi est la bienveillance envers les personnes âgées. J’ai aussi interrogé les candidats sur la manière dont ils se projetaient dans l’établissement et ce qu’ils comptaient apporter. Si c’était à refaire, je signerais des deux mains. C’est novateur. »
Jean-Pierre Iwanow, secrétaire du conseil de la vie sociale des Ehpad du groupe hospitalier Loos-Haubourdin.