La permanence vient à peine d’ouvrir ses portes quand Nora et Emmanuelle s’installent pour leur rituel hebdomadaire : une partie de Scrabble. Chaque semaine, elles se retrouvent autour d’un thé et comptent inlassablement les points presque deux heures durant. Debout derrière la table de jeu, Madeleine préfère observer. Depuis bientôt six mois, et surtout pendant l’hiver, elle vient les lundis à l’association Au Tambour, ce qui lui permet de sortir de chez elle, « un HLM » dans lequel elle vit seule. A l’extérieur, malgré le soleil de début d’après-midi, le froid est mordant pour un mois de février. Entre deux parties, les femmes discutent de l’actualité, du coût de la vie, de l’ambiance des maraudes, du temps qui passe…
La soixantaine, ancienne secrétaire comptable et ouvrière à l’usine, Emmanuelle n’assume plus de voir son reflet dans le miroir. « J’ai l’impression d’avoir perdu ma beauté », souffle-t-elle dans un demi-sourire qui casse le regard dur qu’elle offre au premier contact. La vie ne semble pas avoir été tendre avec celle qui affirme aujourd’hui en avoir « marre des gens ». « J’explique à mes enfants qu’il faut apprendre à remonter la pente, il y a toujours pire que soi dans la vie », assure Emmanuelle, mère de trois enfants de deux pères différents, dont l’un a perdu la garde.
Au fond de la pièce, un petit groupe de femmes s’est installé dans les canapés. Un mélange de français et d’arabe s’élève de la conversation, tandis qu’une bénévole sort la boîte de manucure. Ici, chacune vient trouver ce qu’il lui faut : du réconfort, une boisson chaude, du repos ou un moment de soin. Deux douches sont à disposition, des serviettes propres en libre-service et des kits d’hygiène sur demande. Dans une petite salle à l’arrière, une table de massage et une commode de coiffeuse ont également été installées. Et si certaines d’entre elles souhaitent plus d’intimité pour discuter, les salariées prennent le temps de les recevoir individuellement dans le bureau.
Déposer l’angoisse du quotidien
En juillet 2020, l’association Au Tambour a ouvert ses portes tout près de l’église Saint-Joseph des Brotteaux, dans le 6e arrondissement de Lyon. Un accueil de jour pour toutes les femmes en situation de précarité sociale. Lorsqu’elle crée l’association, Anne Kahlhoven vient de travailler cinq années à la SPA, pendant lesquelles elle croise régulièrement des personnes sans abri qui viennent chercher leur chien. Au fil des discussions, elle s’interroge : existe-t-il des lieux où les femmes à la rue peuvent se doucher en toute sécurité ? Rapidement, la réponse s’impose : si des douches publiques sont ouvertes à Lyon, rien ne leur est spécifiquement réservé. Il faut alors penser un lieu – le premier de l’agglomération – en non-mixité.
Mais après réflexion, le projet va plus loin : Au Tambour, les femmes viennent sans enfants. « Actuellement, soit les structures d’accueil de jour sont en mixité à 100 %, soit elles proposent des créneaux réservés, par exemple une demi-journée ou une journée par semaine. Or même ces temps sont réservés aux femmes isolées et aux familles. Autrement dit, les femmes sont systématiquement associées à la famille. Celles sans enfants sont un impensé des politiques publiques, détaille Anne Kahlhoven. Et même si elles ont des enfants, nous voulions un lieu d’accueil pour leur permettre de souffler sans eux, où elles peuvent venir déposer l’angoisse des galères du quotidien. Enfin, nous avons beaucoup de femmes dont les enfants sont placés, d’autres qui en ont perdu lors d’un parcours d’exil très violent. » Avec cinq salariées, deux services civiques et une poignée de bénévoles, Au Tambour se présente comme un lieu de répit et de premier accueil inconditionnel. Quelques femmes sont orientées par le Samu social et la maraude Jeunes, mais la majorité d’entre elles arrivent grâce au bouche-à-oreille.
Solidarité intergénérationnelle
« Il est extrêmement compliqué de chiffrer le nombre de femmes à la rue car elles sont nombreuses à s’invisibiliser afin de se protéger. On constate cependant une tendance à la précarisation générale », explique Maud Bigot, directrice opérationnelle du pôle « veille sociale » pour l’association Alynea, qui comprend le Samu social et la maraude Jeunes à Lyon. « Peu de femmes sont en situation de rue complète. On parle davantage de sans-domicilisme, c’est-à-dire des personnes en CHRS [centre d’hébergement et de réinsertion sociale] ou hébergées chez un tiers », confirme Morgane Macé, devenue coordinatrice d’Au Tambour après avoir travaillé dans l’accompagnement professionnel des personnes étrangères. En moyenne, elle estime que, parmi les femmes qui viennent dans ce lieu, 10 % sont en situation de sans-abrisme, environ 20 % en hébergement d’urgence et le reste en logement social ou chez un membre de la famille. « L’hébergement est la problématique centrale, abonde la salariée. Pour autant, la précarité dépasse de loin cette seule question : avec l’augmentation des prix du gaz et de l’électricité, beaucoup mangent froid et ne se chauffent pas. Elles mangent en maraude car le frigo est arrêté ou elles évitent d’allumer les plaques. »
L’association accueille une cinquantaine de femmes considérées comme des « régulières », et près de 130 se sont déjà rendues à au moins une permanence. En moyenne, elles ont la quarantaine. « La doyenne a 84 ans et la plus jeune 19 ans, note Morgane Macé. Et le mélange des générations fonctionne bien, permettant de créer un échange, une forme de sororité intergénérationnelle entre celles qui peuvent connaître de grosses problématiques actuelles (précarité, violences, prison, troubles psychologiques) et celles parfois un peu plus âgées qui sont passées par là et font preuve de résilience. Elles apportent une certaine sagesse mais aussi de la force, du courage, du soutien. »
En attendant leur tour pour se faire les ongles, Nora et Marie se confient l’une à l’autre. Les mains froides posées sur une bouillotte, Nora n’a pas le moral. Sa fille de 15 ans, placée par l’aide sociale à l’enfance (ASE) et qu’elle voit un mercredi sur deux, va bientôt partir au Sénégal pour un séjour de rupture de six mois. « Je la laisse partir par amour, mais c’est dur », avoue-t-elle. A 50 ans, elle vit avec son fils de 22 ans. En face d’elle, France la rassure. « Tu n’essaies pas d’être forte, tu es forte ! » Elle ajoute, à qui veut l’entendre : « On se comprend, on est toutes des mères. » A la table voisine, Kayla, arrivée depuis plus d’une heure, garde son manteau sur le dos. Hébergée chez sa mère avec sa fille de 14 ans « depuis la séparation », elle confirme que l’absence d’hommes est sécurisante. « On peut parler de tout entre femmes », sourit-elle.
Travail social « hors système »
« Je suis transparente quand je me présente, lance Anne Kahlhoven. Je ne suis ni psychologue ni assistante sociale. Je n’ai pas de diplôme de travailleuse sociale, pourtant je suis convaincue qu’on fait du travail social au quotidien. » Au Tambour, la question de la professionnalisation du travail social est omniprésente. Pensée comme un lieu de répit complémentaire aux structures sociales existantes, l’association assume sa position. « Nous faisons du travail social, mais nous sommes contre le “système social”, défend Morgane Macé. Ce positionnement nous permet de ne pas dépendre d’un cadre et de financements trop stricts. » Les salariées ont ainsi fait le choix d’un suivi plus informel, comme l’explique la coordinatrice : « On connaît leur prénom, leur âge, leur situation… En réalité, on connaît beaucoup de choses intimes de leur vie, mais on ne tient aucun registre administratif. Nous refusons que le premier lien créé avec ces femmes se fasse derrière un ordinateur. » Un choix que Morgane Macé justifie : « Elles doivent pouvoir se reposer sur nous et nous faire pleinement confiance. Or beaucoup ont eu des expériences négatives, parfois violentes, dans des structures d’hébergement ou d’accueil de jour. La mauvaise orientation, comme le mauvais accueil, est un mal social dans la précarité. »
Au Tambour ne s’occupe pas de l’ouverture de droits, ni de la domiciliation. Une façon de sortir de la posture de sachants et de ne pas se situer dans l’injonction de l’accompagnement social. « Bien sûr, lorsqu’elles arrivent pour la première fois, on vérifie qu’elles sont informées du fonctionnement de la maison, de la veille sociale, du 115… Et, si besoin, on les oriente vers les structures adaptées. Mais en général elles connaissent déjà tout ce qui existe dans le réseau de solidarité et viennent ici pour le lien social », poursuit Anne Kahlhoven, la directrice.
Un constat partagé par Maud Bigot, assistante de service social en lien avec Au Tambour : « Elles font du travail social par une autre approche. Au Tambour participe concrètement au fait que les femmes puissent retrouver une place dans la société en se sentant mieux dans leur corps, dans un collectif de femmes, dans un lieu sécurisé. Ce n’est pas rien. Et je crois que l’absence d’accompagnement social stricto sensu est effectivement une plus-value car c’est un lieu où les personnes ne sont pas regardées uniquement à l’aune de leurs droits et comme de potentielles usagères en demande. » Habituée à orienter des personnes reçues par le Samu social, la professionnelle précise : « On rencontre régulièrement des femmes qui fuient les travailleurs sociaux, qui en ont marre de se raconter, d’expliquer leur parcours devant chaque nouvelle institution. D’autant qu’il peut y avoir une forme de découragement face à l’absence de réponse. Sur le plan de l’hébergement, par exemple, la situation est complètement saturée à Lyon, et les personnes n’y croient plus. C’est important d’avoir un endroit où on ne leur fait pas de “promesses”. »
Un cadre des règles nécessaires
Ce sont d’ailleurs toutes ces raisons qui ont poussé Yasmine Tabbou à venir travailler Au Tambour depuis le mois de janvier, alors qu’elle était chargée d’accompagnement social dans une association d’insertion par le sport pour les personnes exilées. « Multiplier les diagnostics peut être lourd et contre-productif. Et j’avais de plus en plus de mal à me retrouver coincée entre les besoins des personnes et les réponses de la justice », explique la salariée titulaire d’un master « inégalités et discriminations », désormais responsable de l’accueil au sein de l’association.
Pour autant, le personnel ne fonctionne pas en vase clos. Régulièrement, des professionnelles référentes au sein de structures partenaires (la Maison des femmes de Saint-Denis, l’association Viffil, Gynécologie sans frontières…) sont sollicitées pour des conseils ou des formations. Tout ce qui peut permettre d’assurer de bonnes conditions de travail pour les salariées et d’accueil pour les femmes reçues. « On est en apprentissage permanent. Aujourd’hui, on sait comment gérer la permanence pour éviter les conflits, mais ça n’a pas toujours été le cas », reconnaît Anne Kahlhoven. Fin 2021, l’association avait été obligée de fermer ses portes pendant quatre mois pour retravailler sur le cadre. Une dame avait décompensé et menacé de mort plusieurs autres femmes. « On est lucides, il ne faut pas non plus mettre la sororité à toutes les sauces : beaucoup de femmes se croisent à l’extérieur, et certaines situations interpersonnelles sont compliquées. Mais les embrouilles doivent rester à l’extérieur », assure la directrice, qui avoue que son discours a évolué. « Au début, j’avais tendance à dire : “Vous êtes chez vous, faites ce que vous voulez !” En fait, il y a des règles à respecter : “Vous êtes chez vous mais vous êtes aussi chez nous”. »
Un règlement qui convient à Safia. Les yeux encore embués par la sieste dont elle se réveille, la jeune femme apprécie de pouvoir se reposer sans crainte, elle qui dort « à droite à gauche » le reste de la semaine. « J’ai l’habitude d’aller dans un autre accueil de jour, mixte, mais c’est pas évident de se faire respecter par les hommes dans ces lieux. Même certains bénévoles m’ont déjà crié dessus. »
A côté des deux permanences du lundi et du mardi après-midi, Au Tambour propose les soins d’une ostéopathe, d’une masseuse et d’une coiffeuse. Pour continuer à développer un accueil de qualité, l’association cherche désormais un second local pour élargir ses jours de permanence.