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« On en sait toujours plus après avoir écrit qu'avant »

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Crédit photo fizkes - stock.adobe.com
Durant ses vingt-deux années d’exercice de direction, au sein d’organismes de formation en travail social puis d’une association gestionnaire du secteur, Philippe Crognier a entretenu, sans cesse, son plaisir d’écrire. Dans son livre « Carnets de travail d’un directeur dans le secteur social »(1), il relate et approfondit quelques-unes des multiples annotations et réflexions qui ont jalonné sa carrière. Egalement titulaire d’un doctorat en sciences de l’éducation, il dresse un constat catégorique de l’usage de ses notes quotidiennes : « On en sait toujours plus après avoir écrit qu’avant. » En analysant les évolutions idéologiques, pratiques ou réglementaires du secteur, son ouvrage livre un savoir empirique. Surtout, il souligne l’importance de l’activité scripturale à tous les échelons du travail.

Actualités sociales hebdomadaires - En tant que directeur, pourquoi entretenir des carnets de travail ?

Philippe Crognier : Les carnets de travail permettent à la fois de fixer l’instantané – de mémoriser les faits et les informations – mais aussi d’afficher d’emblée un mode de perception et un positionnement vis-à-vis d’une situation. Leur relecture permet de reconstruire, avec sa propre subjectivité, les éléments adossés au réel. C’est pourquoi l’activité scripturale est au cœur de cet ouvrage. L’écriture possède des vertus heuristiques et retranscrire ses observations dans l’instant invite à la découverte. Se replonger dans ses notes donne du sens à sa pratique professionnelle car on en sait toujours plus après avoir écrit qu’avant. Cet effet reflet est propre à l’écriture, il ne se retrouve pas dans l’oralité. Ecrire oblige à prendre le temps, à trouver les mots justes, à gommer les contradictions et à affiner sa pensée.

Comment expliquer la réticence d’une partie des travailleurs sociaux pour l’écriture ?

Tout d’abord, je pense que l’écriture est consubstantielle aux métiers du social. Que l’on soit éducateur spécialisé, assistant de service social, chef de service ou directeur, il est impératif de rendre compte de ce que l’on fait ou ce que l’on va faire. Dossiers, rapports, comptes-rendus, signalements, projets, les formes sont diverses. Une chose est cependant sûre : le passage à l’écrit est inévitable. Selon moi, la réticence qu’éprouve une partie des travailleurs sociaux est idéologique : ils trouvent inapproprié de rendre compte ou d’être contrôlés. L’une des revendications de nombre de professionnels, c’est l’incommensurabilité des pratiques en travail social. Pour eux, dans le champ des relations humaines, les pratiques ne sont pas mesurables. Ensuite, pour un certain nombre d’entre eux, la résistance à l’écriture pourrait provenir de difficultés rencontrées durant leur parcours scolaire. Des études sur l’origine des travailleurs sociaux tendent à montrer que nombre d’entre eux portent encore les stigmates de l’école.

Quelles évolutions majeures avez-vous observées au fil de votre carrière ?

Le travail social a muté et la formation en travail social également. J’ai été aux premières loges pour observer ces changements au cours des vingt dernières années. Progressivement, nous sommes entrés dans l’exigence de qualité. Pour ma part, bien que nécessaire, je trouve ce mouvement excessif. Le chapitre dédié à Qualiopi – label dont tous les centres de formation doivent désormais être dotés, sous peine de suppression d’un certain nombre de financements – illustre cette tendance. Evidemment, l’exigence de qualité est primordiale dans un centre de formation et dans le service social. Seulement, de manière insidieuse, cette nouvelle labellisation induit une croyance selon laquelle les organismes de formation faisaient auparavant un peu n’importe quoi, excluant par là même toute « qualité ». Ce qui est faux. Désormais, Qualiopi, signifie entrer dans le filet des procédures et rendre compte de tout, tout le temps. Ces moments passés à construire des procédures, à les appliquer, à attester, à réajuster, à mesurer, à faire la preuve de tout, sont chronophages et, d’une certaine manière, ils se font au détriment du temps consacré à la proximité et au relationnel avec les gens.

Quel regard portez-vous sur l’arrivée de Parcousup ?

La plateforme Parcoursup pose problème dans l’accès aux formations supérieures en travail social. Avant l’entrée en vigueur de celle-ci, l’admission des étudiants étaient conditionnée par des textes officiels et des règles propres aux établissements. Un concours écrit suivi d’une épreuve orale, sous forme d’entretien avec un professionnel et un psychologue – très souvent clinicien – permettait alors de repérer efficacement le potentiel des candidats. Les évaluateurs tentaient de circonscrire les aptitudes des postulants à suivre la formation et, au-delà, à exercer au sein des associations gestionnaires du travail social. Bien sûr, il y avait quelques ratés. Mais aujourd’hui ceux-ci se généralisent. De nombreuses personnes arrivant directement en première année post-bac n’ont pas du tout le profil pour devenir éducateur ou assistant de service social. Leur entrée s’effectue sur la base d’une série de vœux d’orientation brassés par un algorithme dont le fonctionnement est assez opaque… Ce système est une régression pour notre secteur professionnel et, malheureusement, les promotions se dépouillent dès les premiers mois de formation. Nos métiers sont fondés sur les relations humaines, et le travail social n’est pas un domaine vers lequel on s’oriente par hasard.

En 2020, l’établissement que vous dirigiez a été frappé de plein fouet par la pandémie de Covid-19. Trois ans après, quel bilan faites-vous ?

Premier constat : personne n’était préparé à ce véritable séisme. Les outils de visioconférence et les plateformes d’enseignement à distance n’étaient jusqu’alors utilisés qu’à la marge. Avec la pandémie, leur développement s’est engagé à marche forcée, nous n’avions pas le choix, permettant alors d’éviter les ruptures de formation. La mobilisation et l’adaptation ont été très importantes. Force est de constater que l’intelligence collective a fonctionné. Toutefois, du côté des formateurs, une des conséquences a été le sentiment d’isolement. Pour beaucoup, le travail en groupe et les échanges avec les collègues manquaient cruellement. Chez les étudiants, l’une des problématiques, sous-estimée dans un premier temps, a été celle du sous-équipement. On a tendance à considérer que les jeunes sont parfaitement équipés en matériel numérique, mais pour un certain nombre ce n’était pas le cas et il a fallu les accompagner. D’autres se sont heurtés au fait de résider dans des zones blanches. Ce qui s’est développé durant cette période, via plateformes et autres webinaires, continue de se perpétuer aujourd’hui, bien sûr. Cette crise sanitaire a été un accélérateur technique pour notre secteur. Néanmoins, elle a aussi révélé que la formation en présentiel était toujours importante. Par ailleurs, cette crise a permis de réaffirmer que l’alternance entre les terrains professionnels et les centres de formation doit demeurer le principe cardinal de la formation en travail social.

Pourquoi avoir choisi de consacrer deux chapitres de votre ouvrage à des faits divers dramatiques ?

Ces textes très brefs s’intitulent « Féminicide » et « Page blanches et nuit noire ». Je ne souhaitais pas m’étaler sur ces événements tragiques mais simplement signifier que leur annonce avait profondément secoué le directeur général d’un organisme de formation que j’étais. Qu’il s’agisse du meurtre horrible d’une femme tombée sous la brutalité de son mari ou du naufrage d’une embarcation de migrants dans la Manche, ces drames sont les révélateurs de carences politiques et de solidarités qui ne fonctionnent pas. Dans les deux cas, les travailleurs sociaux n’étaient pas présents. Or l’action sociale a justement pour objectif de tenter d’éviter de telles horreurs. Il me fallait retranscrire à la fois ma souffrance, mon amertume et mon impuissance. J’estime que l’urgence est à la redynamisation du secteur du travail social, car notre société a fondamentalement besoin de travailleurs sociaux alors même que les centres de formation et les associations gestionnaires peinent plus que jamais à recruter.

Notes

(1) P. Crognier – « Carnets de travail d’un directeur dans le secteur social » – Ed. Champ social, 2023.

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