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La bienveillance, une pratique qui ne se décrète pas

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Philippe Merlier

Philippe Merlie est chercheur en philosophie associé à l'université de La Réunion

Crédit photo DR
TRIBUNE - Après avoir distingué « bienveillance », « bienfaisance » et « bientraitance », et proposé de réanimer la notion de « bien-veuillance »(1), Philippe Merlier, chercheur en philosophe, montre comment l’idée de bienveillance a été dévoyée à la fois par son usage courant et par la rhétorique du néolibéralisme managérial.

« Récurrent sous la plume de Montaigne et en usage au XVIe siècle, le terme de “bien-veuillance” laissait entendre la volonté de vouloir le bien d’autrui. Dans ce terme on entend “que je veuille” : le “vouloir” et non le “veiller”. Cela importe, car dans la “bienveillance” il y a l’idée de “veiller à”, ou de “veiller sur”, voire de “surveiller”, avec la connotation paternaliste de ce dernier. On veille sur l’autre, de sa hauteur hiérarchique. Il y a cependant une différence de taille entre veiller sur autrui et vouloir son bien. On peut être bien “veillant” sans être bien “voulant”, alors que la volonté est claire dans la “bien-veuillance”. De plus, cette volonté est réfléchie, délibérée et mesurée, contrairement à la bienveillance, qui peut être mécanique, irréfléchie, sentimentale ou compassionnelle, voire démesurée. Car il peut y avoir “aussi excès dans l’indulgence”, comme l’observait déjà Aristote(2) qui faisait de la bienveillance une forme d’amitié politique.

La présence de la raison dans le vouloir de la “bienveuillance” est si importante qu’elle peut et doit éviter à la bienveillance d’être de mauvaise volonté. On sait que l’enfer est pavé de bonnes intentions, que la bonne volonté ne fait pas tout : celle “qui n’est pas éclairée peut causer autant de dégâts que la mauvaise volonté”, disait Albert Camus(3). Le problème est donc que la bienveillance peut être mal éclairée ; son sens peut être obscurci ou dévoyé.

A l’école, à l’hôpital, dans les services sociaux, l’injonction à la bienveillance est devenue un slogan… depuis que le New Public Management s’y est introduit. Mais d’où vient ce besoin de marteler une telle évidence ? Le management est-il si assuré d’être malveillant par nature qu’il veuille sauver les apparences en imposant la bienveillance afin de faire croire qu’il se rachète une conduite ? Car après avoir réduit drastiquement le nombre de postes, il demande aux enseignants surmenés par des classes surchargées d’être bienveillants envers leurs 200 élèves ; aux personnels de santé en situation d’épuisement professionnel, à cause de sa gestion de l’hôpital comme une entreprise, d’être bienveillants dans les soins ; aux travailleurs sociaux éreintés par la charge de leurs accompagnements d’être bienveillants à l’égard des usagers. Après avoir pressuré les employés au maximum, jusqu’à les placer parfois dans des situations de maltraitance malgré eux, il se permet de les rappeler à la bienveillance, et de manière perverse, produisant chez certains une culpabilité psychologique.

Cette bienveillance-là, “telle qu’elle est invoquée dans la rhétorique du management (comme en témoigne la prolifération des textes sur les avantages du management bienveillant) est partie prenante d’un nouvel art de gouverner où les sujets seraient d’autant plus portés à élaborer de leur plein gré des stratégies destinées à évaluer, à augmenter et à améliorer leurs compétences. L’existence sociale et politique se résoudrait alors en un ensemble de conduites quasi solipsistes qui, comme dans n’importe quel autre domaine, concourent à une appréciation de soi par des individus à la fois ’actionnaires’ et ’entrepreneurs’”(4) d’eux-mêmes.

Un cautère sur une jambe de bois

Cette fausse bienveillance ne vise qu’à réparer les dégâts, comme un cautère sur une jambe de bois, que l’agressivité managériale ancillaire de la concurrence débridée du néolibéralisme a elle-même produits, par le mépris du peuple considéré incapable d’être “premier de cordée”, par la destruction du conflit d’idées propre à la démocratie (“ni droite ni gauche”), et par la feinte ignorance de la dialectique propre à la vie sociale (“en même temps”). La violence de la politique managériale de la “start-up nation” vise à “occulter la dimension conflictuelle du social”(5) et, pour ce faire, s’adonne à un usage répété ad nauseam de la bienveillance, faisant de ce terme un mantra de sa novlangue.

Contrevenant à toute éthique, le management se permet de moraliser. Ignorant la complexité du rapport à l’altérité, avec sa dimension nécessairement conflictuelle, il emploie le mot-sésame qui va résoudre magiquement tous les problèmes qu’il a créés et adoucir l’âpreté des conditions de travail qu’il a favorisée. Son solutionnisme aveugle instrumentalise l’éthique et ses principes, dont la bienveillance. Il rêve secrètement d’une communauté où chaque individu est un self-made man qui calcule tout, y compris en capitalisant sur la bienveillance elle-même : seul serait méritant celui qui veut son bien propre – ultime détournement de la bienveillance qui vaudrait surtout pour soi. L’individu devrait être un bon entrepreneur de soi-même, et serait réduit à un sujet qui agit par volonté : il ne saurait être un agent qui agit par désir, ni une personne qui agit pour des valeurs. Et si chaque entrepreneur de soi fait preuve de bienveillance en calculant les effets de retour sur investissement, alors les individus se comportent encore et toujours plus de façon égoïste et solipsiste : c’est le contraire même de la bienveillance envers autrui, le terme est dévitalisé, il devient une coquille vide et le retournement est complet. Le néolibéralisme managérial n’est pas seulement responsable de la perte de sens au travail, il est responsable aussi de celle des mots, et sait conjuguer les deux.

La bienveillance ne se décrète pas

La rhétorique du néolibéralisme managérial de la bienveillance ignore l’amitié politique et le sens profond du lien social que le terme recouvre à l’origine. Il lui a fallu une pandémie mondiale pour se souvenir que ce sentiment entre citoyens vulnérables peut être nécessaire : on aurait pu imaginer une prise de conscience de ses propres limites. Au lieu de cela, dans son arrogante démesure, il croit que la bienveillance se décrète. Or la bienveillance, comme le collectif, ne se décrète pas(6).

Il y a une loi de la bienveillance, disait Sénèque : “L’un doit aussitôt oublier qu’il a donné, l’autre n’oublie jamais qu’il a reçu”(7). En vertu de cette loi, la bienveillance échappe par nature à tout calcul mercantile ou mercatique : ce principe est nécessairement étranger à toute approche managériale. Le bienfaiteur doit être oublieux. Ne se souvenant plus du service qu’il a rendu, s’il reçoit un contre-don, il l’accepte comme un don initial : ce qui vient de l’autre est toujours premier, et son don en retour, s’il en est, le bienfaiteur qui ne l’attend pas le considère toujours comme inaugural. Non seulement il n’est pas comptable de ce qu’on lui doit, mais il se positionne dans sa relation à l’autre dans un infatigable commencement. L’autre, plus généralement, n’est pas perçu comme emmuré dans sa condition, figé dans son incapacité, mais il est toujours accueilli dans son possible renouveau, il est toujours considéré comme capable. La bienveillance, c’est l’effluence d’une sollicitude spontanée. Cette idée se trouve à mille lieues du sens que veut lui prêter le management. Qui pourrait être assez dupe pour croire que la rhétorique managériale, commandée uniquement par la rationalité instrumentale et calculatrice, entend ainsi la bienveillance ? Sa novlangue véhicule un esprit du temps : celui d’une dévaluation des principes éthiques et des notions-pivots du lien social.

C’est ainsi que l’aliénation sémantique produite par le technolecte managérial vide de son sens et de sa substance les grandes et belles idées de la langue de la culture, comme celles de confiance, d’autonomie et de bienveillance. Le subterfuge est classique : en revendiquant la bienveillance, le management exige des autres ce qu’il ne sait leur donner. Il sème la misère parmi les travailleurs qu’il a rendus isolés, indépendants, concurrents ; mais la véritable bienveillance, au contraire, c’est “un désir de faire du bien à celui pour qui nous avons de la commisération”(8). »

Notes

(1) P. Merlier – « Philosophie et éthique en travail social » (préf. B. Bouquet) – Presses de l’EHESP, 2e édition, 2020 – Chap. 4, p. 61-72 et « La bien-veuillance », in Revue perspective soignante n° 58, avril 2017, p. 113-122.

(2) Aristote – « Ethique à Eudème », trad. V. Décarie, Ed. Vrin, 1991, II – 5 et VII – 7, p. 96 et 178.

(3) A. Camus, « La Peste », Ed. Gallimard, 1947.

(4) M. Revault d’Allonnes – « L’esprit du macronisme ou l’art de dévoyer les concepts » – Ed. Seuil, coll. « Points essais », 2021, p. 95.

(5) Ibid.

(6) E. Bechtold-Rognon – « Pourquoi joindre l’inutile au désagréable ? En finir avec le nouveau management public » – Ed. de L’Atelier et éd. Ouvrières, 2018, p. 146-148. L’auteure montre que le premier pas pour démasquer et combattre le New Public Management consiste dans le fait de « dévoiler avec précision et constance ce que recouvrent [les termes qu’il emploie] et refuser d’être séduit ou étourdi par la façon dont [il] vide les mots de leurs sens » (p. 38).

(7) Sénèque – « Traités philosophiques, III, La bienfaisance (De beneficiis) », trad. F. et P. Richard – Librairie Garnier Frères, 1934, p. 49.

(8) Spinoza – « Ethique, III » – Ed. Flammarion, coll. « GF », 1965, « Définition 35 », p. 211.

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