Pourquoi consacrer une formation au travail d’équipe ?
Depuis son origine, le travail social prend racine dans des engagements collectifs pluriels, au sein desquels des citoyens s’organisent pour apporter une réponse à des éléments insupportables de notre société. Toutefois, aujourd’hui, les professionnels du secteur se heurtent à un paradoxe de taille : alors qu’ils revendiquent l’importance fondamentale de la dimension collective dans leur travail, plus que jamais, ils rencontrent des difficultés à faire équipe. Cette dissension entre leur désir initial et la réalité qu’ils éprouvent sur le terrain est, selon moi, une problématique contemporaine. Les valeurs actuelles véhiculées dans notre société, tout particulièrement celles qui régissent les rapports sociaux, prônent un individu au centre des préoccupations, alors qu’auparavant le collectif primait sur les individualités. De fait, cette mutation de la société crée un écart entre la réalité que les travailleurs sociaux vivent au quotidien, en tant qu’individus, et leur volonté de faire équipe au travail. Ce hiatus est source de tensions, car lorsqu’une personne « fait équipe », elle doit inévitablement renoncer à une part d’elle-même pour entrer en complémentarité avec l’autre. Or, aujourd’hui, ce renoncement n’est plus si évident.
Quels sont les principaux paramètres que vous évoquerez ?
Cette formation a pour but de permettre aux professionnels d’appréhender les différentes dimensions recouvrant la notion d’équipe. Elles sont au nombre de quatre. La première est d’ordre pratique : que va-t-on faire ensemble, selon quelles modalités d’accompagnement, de fonctionnement et d’organisation ? La deuxième est la dimension imaginaire. Elle fait référence à l’identité du travailleur social, à son appartenance à un groupe et à une culture professionnelle. Cette représentation de soi au travail fait partie intégrante de l’identité globale de l’individu, c’est pourquoi elle est si importante. Ensuite, le travailleur social doit avoir conscience que quelque chose préside son action et guide sa pratique. C’est là où la dimension symbolique intervient. Elle se caractérise par l’appartenance à une institution qui vient faire tiers, confère un surplus de sens et amarre l’exercice professionnel à une narration collective, qui se nourrit d’un héritage institutionnel. La fonction symbolique inscrit l’implication de chacun dans un engagement partagé et chaque professionnel comme l’une des plumes d’une histoire collective qui ne lui appartient pas en propre. Pour finir, la dimension émotionnelle entre en jeu. Elle recouvre toutes les émotions qui traversent les professionnels dans l’exercice de leur métier. Immanquablement, les relations qu’ils tissent, avec leurs pairs et les personnes accompagnées, baignent dans un substrat émotionnel avec lequel ils doivent apprendre à travailler. Faire équipe nécessite de s’ancrer dans ces quatre dimensions afin de s’assurer qu’elles ne sont pas trop dissonantes entre elles. A titre d’exemple, si l’image qu’un professionnel se fait de son métier est totalement opposée à ce qu’il ressent quand il l’exerce avec ses collègues, la situation va rapidement devenir difficile à soutenir, générer des conflits de valeurs, des non-dits et, en bout de chaîne, nuire au collectif dont nous avons pourtant tant besoin pour traverser les épreuves du métier.
Quel rôle le groupe joue-t-il dans la relation éducative ?
Pour s’assurer que la relation de proximité à l’autre – la personne accompagnée – ne relève jamais d’un face à face vite insupportable, l’équipe doit pouvoir jouer son rôle de tiers. Par la pluralité des apports, l’équipe métabolise la complexité des relations qui se créent lors d’un accompagnement. Elle fait vivre l’altérité en l’incarnant. Par l’équipe, il y a de la différence qui s’exprime. De nombreux facteurs conditionnent son fonctionnement. Tout d’abord, et c’est fondamental, l’équipe tient dans la durée grâce à son organisation, mais c’est loin d’être suffisant, disons que c’est la partie la plus apparente, la plus saisissable. Mais si l’équipe prend une réelle épaisseur, elle le doit aux liens intersubjectifs qui se nouent entre les professionnels. Il ne suffit pas de disposer des compétences les unes à côté des autres pour qu’elles s’expriment pleinement. Elles doivent pouvoir entrer en résonance les unes avec les autres, à partir des liens qui unissent les membres de l’équipe. C’est pourquoi les qualités d’une équipe s’édifient autant dans l’action formelle que dans les moments informels. Ces moments de partage sont le terreau de l’esprit d’équipe. Concrètement, les liens que tissent ses membres se solidifient lorsque, le matin, ils prennent le temps de partager un café, de demander des nouvelles des uns et des autres, de rire, et de décompresser. Imaginer supprimer ces instants de convivialité par souci d’efficacité constitue une erreur d’analyse qui, à terme, fragilise les équipes et l’institution elle-même.
Comment consolider le collectif dans un contexte où les institutions sont fortement impactées par le turn-over ?
Le turn-over est un problème qui nuit au travail collectif, c’est certain. L’instabilité déstabilise les professionnels, et insécurise les sujets accompagnés. Mon hypothèse est la suivante : puisque nous ne nous focalisons plus suffisamment sur la nécessité de faire sens commun, les équipes perdent leur ancrage symbolique, se désaffilient institutionnellement. Dès lors, les accompagnements en pâtissent, les situations se dégradent, deviennent de plus en plus difficiles à supporter, et inéluctablement le turn-over au sein des structures s’aggrave. La boucle est bouclée. En réalité, ce cercle vicieux ne peut être rompu qu’en reconsolidant les équipes dans une quête de sens susceptible de redonner cohérence, solidité et souplesse à l’engagement collectif. Il nous faut impérativement repenser ce que faire équipe implique ! Etymologiquement, le mot « équipe » vient d’« équipage ». Or, en mer, sans solidarité, l’équipage sombre. C’est pourquoi la réflexion doit être la suivante : nous, professionnels, sommes tous dans le même bateau, comment alors unir nos forces pour répondre aux situations complexes que nous rencontrons ? Ici, encore une fois, la fonction symbolique est essentielle, car les travailleurs sociaux ne sont pas une juxtaposition de techniciens et pour raccrocher tout l’équipage, il faut parvenir à l’inscrire dans un narratif, une « idée commune ».
Et les écrits dans tout ça ?
Les écrits sont essentiels car ils laissent une trace, un repère auquel chacun peut se référer. Cette fonction débute dès l’élaboration du projet d’équipe. Tous les professionnels sont alimentés par leurs propres désirs, mais ces derniers peuvent être en décalage avec les finalités définies communément par le groupe. La rédaction collective du projet permet à tous les membres de se recentrer pour se référer à un objectif commun. On regarde l’avenir ensemble, et on le pose noir sur blanc sans jamais perdre de vue sa mission. De plus, l’écrit permet l’élaboration collective, le partage, il est un moyen de ne jamais être seul. Lorsqu’un éducateur écrit un rapport au juge des enfants, il externalise d’abord sa pensée pour la soumettre à la réflexion de ses pairs, ensuite il écrit sous la supervision d’un chef de service, avec l’aval de l’institution qui l’emploie. Il est la plume d’un positionnement institutionnel. L’écrit témoigne d’un « nous » dans lequel le « je » s’exprime. En définitive, je dirais que « faire équipe » est le socle de l’exercice professionnel, mais c’est un socle soumis à des enjeux contradictoires qui peuvent l’ébranler. C’est pourquoi il réclame toute notre attention. Penser dans toute sa complexité est une condition de la pratique et la réfléchir ensemble, une nécessité.