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Grande exclusion : « Des intervenants utiles et impuissants »

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Véronique Le Goaziou

Auteure de "Eduquer dans la rue. Enquête sur la prévention spécialisée aujourd’hui et de Viol. Que fait la justice ?", Véronique Le Goaziou publie "Démunis. Les travailleurs sociaux et la grande précarité" (éd. Presses de Sciences Po).

Crédit photo DR
Pendant plusieurs mois, la sociologue Véronique Le Goaziou a observé les travailleurs sociaux de première ligne, parmi lesquels ceux intervenant à la gare Saint-Charles de Marseille auprès de jeunes exclus. Son enquête, relatée dans un livre, décrit et analyse leur travail où il est avant tout question d’urgence humanitaire et de débrouille.

Actualités sociales hebdomadaires - De qui parle-t-on exactement quand on évoque la grande précarité ?

Véronique Le Goaziou : Ce sont souvent des personnes qui échappent aux statistiques, sans abri, à la rue ou en situation de rue pour celles qui vivent dans un squat ou un bidonville. Il n’existe pas une cause unique à ce processus de désocialisation mais un ensemble d’événements qui contribuent à la chute sociale ou en sont une conséquence : licenciement, séparation conjugale ou familiale, impossibilité de payer son loyer, expulsion, alcool, toxicomanie… La grande précarité a une double spécificité : elle offense la conscience commune avec l’idée que les conditions indignes qu’elle révèle ne devraient pas exister. Mais elle suscite également des positions tranchées, ravivées ces dernières années autour de la question des migrants. Les réactions vont de la compassion à l’indifférence, du rejet à l’hostilité. Ainsi, nous pouvons avoir envie d’aller vers une personne sans abri ou faire mine de ne pas la voir. Cette ambivalence tient au fait que le pauvre incarne la contradiction du progrès, sa seule existence contrecarre le mythe de l’aisance sociale partagée.

Qui sont les jeunes que vous avez suivis pour votre enquête ?

Entre 2019 et 2020, j’ai suivi les équipes d’éducateurs de rue et les bénévoles de l’Association départementale pour le développement des actions de prévention (Addap) qui interviennent auprès des jeunes installés à la gare Saint-Charles de Marseille. Leur moyenne d’âge se situe autour de 19,5 ans avec 40 % de mineurs et 40 % de jeunes filles dont certaines peuvent rapidement glisser vers la prostitution. La moitié d’entre eux viennent du département, un quart de l’étranger. Les jeunes issus de foyers de l’aide sociale à l’enfance (ASE) ou sortant de prison ou d’hôpital psychiatrique sont nombreux. La grande majorité n’a pas de revenus fixes. Leur objectif est de trouver à manger et d’avoir un toit pour la nuit, ce qui relève de l’urgence humanitaire, voire de la survie. Il est rare de mourir de faim quand on est dans la rue aujourd’hui mais il faut souvent parcourir de longues distances ou attendre certains horaires pour prendre un repas dans un service d’aide.

Comment les intervenants sociaux travaillent-ils avec ce public ?

Il est compliqué d’apparaître comme une personne en difficulté et de se soumettre à l’évaluation d’un professionnel et, par extension, à celle de la société et de ses administrations. Lors du premier contact, les éducateurs que j’ai accompagnés ont souvent essuyé un refus d’aide. Il faut plusieurs rencontres pour que les jeunes exposent leur situation et qu’une relation de confiance se noue. Ne serait-ce que pour prendre une douche, certains ne veulent pas s’éloigner de la gare, devenue un espace familier au sein duquel ils ont leurs repères. Ils y rencontrent d’autres jeunes en fugue ou en errance comme eux, peuvent y boire, fumer, consommer des stupéfiants, tomber amoureux, avoir un animal… L’accompagnement est délicat car ils ont généralement connu plusieurs prises en charge qui ont été vécues comme des échecs. Il faut atténuer leur méfiance et leur sentiment d’abandon. Les interventions sont faites de petites aides ponctuelles, immédiates, d’approches avec les familles ou les structures de l’ASE… Avec certains, les éducateurs parviennent à enclencher un travail socio-éducatif classique mais sur un rythme accéléré pour ne pas risquer de les perdre en route. Mais lorsque les jeunes sont trop « fracassés », les éducateurs ne peuvent guère aller plus loin que satisfaire leurs besoins élémentaires.

On est loin de la sacro-sainte notion d’insertion…

Certains jeunes vivent dans un autre monde où même les gestes les plus simples peuvent ne plus faire sens, où la mort sociale, et parfois physique, semble l’unique horizon. Ils ne relèvent pas, ou plus, d’un travail social ordinaire mais d’un « travail social palliatif » par lequel les éducateurs tentent de maintenir un lien pour éviter un décrochage total. Il reste que pour aller vers l’insertion, la base arrière doit être solide, ce qui n’est pas le cas. Les dispositifs manquent ou sont inadaptés. Les personnes qui passent la nuit dans les centres d’hébergement d’urgence doivent les quitter très tôt le matin pour n’y revenir que le soir, et comme les lieux d’accueil de jour sont saturés, elles passent la journée dehors. Il en va de même des demandeurs d’asile qui n’ont pas d’endroit où aller même quand ils perçoivent une allocation spécifique, trop faible pour trouver un toit. Il n’existe pas non plus de structures pensées pour les personnes en grande précarité atteintes d’une pathologie mentale. Les professionnels sont obligés de bricoler, le téléphone à l’oreille, pour trouver une place au 115 ou ailleurs, chercher un plan B, voire un plan C, parler à un partenaire, faire le forcing, savoir quand passera le camion-douche… Ils font preuve d’une grande ténacité, mais c’est fou qu’ils en soient réduits à user du système D.

Quelles sont les conséquences de cette situation ?

Leur position de fragilité permanente peut engendrer de la lassitude et du découragement. D’autant que les associations qui les emploient sont souvent vulnérables : la moindre baisse de subventions dans leur budget affecte leur travail et leurs effectifs sont limités. Pourtant, les demandes des personnes dans le besoin augmentent, une situation aggravée par la crise sanitaire. Les professionnels acceptent l’idée de ne pas voir leur action déboucher sur des effets concrets mais ils savent qu’une rencontre, une écoute, un dialogue est une graine qu’ils sèment. Il arrive aussi que les attentes des publics ne correspondent pas à celles envisagées par les éducateurs de rue. Par exemple, savoir où dormir le soir n’est pas toujours aussi important aux yeux des jeunes qu’avoir la possibilité de recharger leur téléphone. Mais, d’une manière générale, les équipes ont besoin de soutien et de moyens. Les lois et les dispositifs existent, mais ils ne suffisent pas à faire en sorte que, sur le terrain, les professionnels sortent de la débrouillardise.

Que dit de nos politiques sociales ce que vous décrivez ?

Tout simplement que la lutte contre l’exclusion repose sur une poignée de professionnels payés au lance-pierre, peu reconnus et sans moyens. Notre système social arrive à maintenir certains la tête hors de l’eau, on l’a vu pendant le Covid, mais il ne parvient pas à réduire les inégalités. Les professionnels de proximité ont l’expertise de ce qui fonctionne ou pas mais on ne les entend pas. C’est difficile pour eux. Ils déclarent être « fondamentalement utiles et fondamentalement impuissants ». Peut-être faudrait-il réfléchir à un nouveau métier : l’éducateur humanitaire, qui vise d’abord la réduction des risques, alors que le modèle d’accompagnement des années 1960, dans lequel le travail social se trouve toujours, cible l’insertion.

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