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« La compensation du handicap masque une politique inégalitaire »

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Florence Brumaud

Experte de la construction sociale du handicap psychique pour les jeunes accompagnés par un Itep, Florence Brumaud publie La pauvreté comme handicap (éd. Presses universitaires de Grenoble).

Crédit photo DR
A travers ses vingt-cinq ans d’expérience en tant qu’éducatrice spécialisée et ses travaux de recherche auprès des jeunes en situation de handicap psychique dans les instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques (Itep) de Gironde, Florence Brumaud questionne le lien entre handicap et invisibilisation de la pauvreté.

Actualités sociales hebdomadaires - Comment la figure du handicap psychique est-elle née ?

Florence Brumaud : Cette figure a émergé dans les années 1980, à l’aune d’un changement total de paradigme à l’égard du handicap. On partait d’un modèle strictement médical – une personne est handicapée parce qu’elle est en fauteuil roulant ou parce que ses jambes ne fonctionnent plus – pour passer à un modèle socio-environnemental, où le handicap est alors défini en fonction des empêchements générés par la société néolibérale, dans laquelle l’individu prend de plus en plus de place. Un trottoir trop haut, des escaliers… La cause médicale n’ayant plus vraiment besoin d’être traitée, elle laisse les organisations sociales chargées d’accueillir les personnes handicapées prendre le relais. L’idée étant de compenser les incapacités pour permettre à tous les citoyens de vivre ensemble au cœur de la cité.

Les jeunes en Itep sont-ils concernés par le même glissement ?

Leur cas est un peu particulier, car ils sont les héritiers d’une succession d’ajustements entre individus et société. A la fin du XIXe siècle, ces enfants étaient jugés coupables et il fallait les rééduquer. Ils ont ensuite été considérés comme inadaptés, devenant victimes. Peu importe les actes qu’ils posent, il faut parvenir à les réadapter. Enfin, on est passé au concept de handicap psychique, avec le même changement de paradigme. Il a suivi, à la fois, l’individualisation de notre société et les différentes crises financières. Depuis l’avènement de ce système ultralibéral, il faut toujours définir davantage qui sont les personnes bénéficiaires de l’argent public. Quand la société dit : « On compense tous les types de handicaps », elle dit aussi : « Je ne suis plus responsable. » Tout revient à l’individu par un effet boomerang. A partir du moment où un jeune est estampillé « handicapé psychique », plus personne n’estime devoir s’occuper des ressources de sa famille. Cela masque une politique profondément inégalitaire.

Pourquoi ce refus de voir la pauvreté en face ?

Cette posture nous permet collectivement de ne plus avoir à nous interroger. La société définit ce qui est normal et ce qui ne l’est pas. Tout en s’exonérant de toute responsabilité. Le champ du handicap revient exclusivement à l’individu. L’un des directeurs d’Itep interrogés dans mon enquête m’a dit : « A partir du moment où il s’agit de troubles psychologiques, nous n’avons plus à nous occuper du contexte. » Lorsque les jeunes basculent dans le handicap psychique, leurs parents sont censés prendre une part active au projet de vie de leur enfant, être capables de mettre en œuvre des soins. S’ils ne sont plus autant culpabilisés qu’avant, le corollaire est que plus personne ne les aide. Aucune recherche des causes de ces troubles psychiques, de leurs racines, n’est entreprise. On se contente de compenser leurs conséquences.

Quel est le lien entre handicap psychique et pauvreté ?

La moitié des familles des jeunes suivis en Itep que j’ai interrogés au fil de mon étude de terrain en Gironde sont en situation de précarité économique. Je parle ici d’un phénomène intriqué : pauvreté et troubles psychologiques sont disjoints, il n’y a pas de rapport de cause à effet, mais ils fonctionnent ensemble. En refusant de le voir, on invisibilise toujours davantage cette question de la précarité économique des familles. On rend ces enfants responsables de leurs propres troubles. Dès que le niveau économique des familles augmente, toutes leurs difficultés tendent à disparaître. Mais l’Itep n’a pas les moyens de les sortir de la pauvreté. Cette précarité étant trop large à appréhender, on se concentre sur l’individu libre, rationnel et consommateur. Dans une société capitaliste et libérale, l’échelle pertinente pour comprendre le monde est l’individu. Il est sommé de devenir lui-même. Mais tout le monde ne dispose pas des mêmes capacités pour énoncer ce que serait son projet de vie ou celui de ses enfants. Dans ce système prônant l’égalité des chances et la méritocratie, chacun est censé s’inventer soi-même. Difficile quand il y a toujours plus de misère sociale visible.

Est-il possible de sortir de cette étiquette « handicap psychique » ?

Les frontières sont de plus en plus poreuses entre les modes de socialisation classiques – école, clubs de sport, activités artistiques – et le monde de l’éducation spécialisée. A partir de 2005, toutes les lois ont été pensées pour rendre la société plus inclusive. En revanche, les jeunes placés en Itep sont quand même marqués du sceau du handicap psychique. Ils ne sont plus enfermés dans des institutions trop discriminantes, trop violentes, telles que Foucault les décrivait, mais ils sont assujettis à un statut global qui permet de repérer les individus au fil de leur parcours. Il y a une forme de marquage. Dans certains cas, quand le jeune évolue bien, cette étiquette peut disparaître. Mais pour les familles les plus en difficulté, engluées dans des problématiques de survie, c’est beaucoup moins évident. Si l’Itep cherche toujours leur adhésion, elles ne sont bien souvent pas en mesure de remplir elles-mêmes le dossier de leur enfant, d’être aux commandes de leur projet.

Quels sont les « effets masques » de l’invisibilisation de la pauvreté ?

On ne veut plus voir la pauvreté. Elle n’existe plus. Les handicaps psychiques de ces jeunes, par ailleurs censés se réaliser eux-mêmes, cachent une certaine faillite de l’école. L’institution n’arrive pas à scolariser ensemble tous les enfants dont elle a la charge. Depuis le début de l’école obligatoire en 1882, l’espace social dans lequel évoluent les familles est occulté. Décréter qu’on compense tous les types de handicap revient à masquer cette difficulté de l’école à s’adresser véritablement à tous. Il n’y a aucune remise en question de ce modèle républicain qui a pour but de construire une élite. La méritocratie n’a pourtant jamais fonctionné. Les familles étant désignées comme capables, maîtresses de leur destin, la société s’autorise à évaluer leur part de responsabilité dans les troubles de l’enfant. On leur impute un rôle qui invisibilise la précarité économique derrière les difficultés d’éducation. Faire basculer la pauvreté dans le champ du handicap et faire porter à l’individu la responsabilité de son échec est un très bel ajustement à cette société néo-libérale. A l’issue de mon enquête de terrain, je pose deux questions : pourquoi ces jeunes sont-ils majoritairement issus de milieux défavorisés, et pourquoi n’y a-t-il pas une distribution du handicap psychique dans toutes les catégories sociales ?

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