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TRIBUNE - Evaluation des ESSMS : le participatif au service de l’impératif ?

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Anne Salmon

Anne Salmon, philosophe et sociologue, professeure au Cnam. 

Crédit photo DR
La philosophe et sociologue Anne Salmon revient sur le nouveau dispositif d’évaluation construit par la Haute Autorité de santé. Si elle reconnaît une « réforme profonde », qui s’appuie sur un référentiel national commun à tous les ESSMS, elle regrette la manière dont elle a été élaborée.

“Il est aujourd’hui de notoriété publique que les dispositifs d’évaluation rendus obligatoires par la loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale comportent des failles qui mériteraient d’être mieux identifiées. En effet, les méthodes n’ont pas toujours offert les garanties nécessaires pour empêcher de graves dérives, comme en témoigne le scandale Orpea. On peut donc se réjouir de la remise à plat des démarches d’évaluation amorcées il y a plus de deux ans. Dans le cadre de la loi du 24 juillet 2019 la Haute Autorité de santé (HAS) s’est vu attribuer la tâche de réformer les procédures relatives à la mesure de la qualité. Son travail a abouti à la publication, le 10 mars dernier, du premier référentiel national d’évaluation des établissements sociaux et médico-sociaux (ESSMS), après validation du texte par la Commission sociale et médico-sociale (CSMS).

Ce référentiel, dont les initiateurs entendent qu’il constitue “un levier de mobilisation des professionnels”, vise trois objectifs principaux : “Permettre à la personne d’être actrice de son parcours ; renforcer la dynamique qualité au sein des établissements et services ; promouvoir une démarche porteuse de sens pour les ESSMS et leurs professionnels.” Le document est structuré en trois chapitres centrés successivement sur la personne, sur les professionnels puis sur l’ESSMS. Il se décline en 9 thématiques (parmi lesquelles figurent en premier lieu la bientraitance et l’éthique), en 42 objectifs (ex. “La personne accompagnée s’exprime sur la bientraitance”) et en 157 critères (ex. “La personne accompagnée exprime sa perception de la bientraitance”). La mesure de la qualité est établie par un système de cotation allant de 1 à 5 (la plus haute note correspondant au niveau “optimisé”) et la fréquence des visites passe de sept à cinq ans. L’évaluation, dont le coût n’est pas réglementé par les instances et qui reste à la charge des structures, fait l’objet d’une documentation assez complète, disponible en ligne sur le site de la HAS. Elle est composée du référentiel (de 26 pages), du manuel d’accompagnement (de 218 pages), auxquels s’ajoutent une synthèse d’une dizaine de pages, une vidéo de présentation et d’autres textes complémentaires.

Le défaut de bilan

Si la réforme est profonde, il est frappant de constater qu’elle n’est pas étayée par un bilan des pratiques sur la vingtaine d’années d’expérience de l’évaluation. Dans les documents à l’appui du nouveau référentiel, l’absence de données en la matière pose question. Le document “Comprendre la nouvelle évaluation” indique simplement : “Dans un objectif d’amélioration du dispositif d’évaluation, la loi du 24 juillet 2019 a fait évoluer les missions de la HAS. Elle lui a confié la responsabilité d’élaborer une nouvelle procédure d’évaluation nationale, commune à tous les ESSMS.” Aussi, rien ne permet d’éclairer les lacunes des méthodes antérieures ni de clarifier les points sur lesquels les préconisations actuelles peuvent apporter des correctifs. La loi de 2002 visait elle aussi le progrès continu de la qualité. Aurait-elle manqué cet objectif ? Comment les évaluations ont-elles été menées, et pour quels effets ? Comment ont-elles été appréhendées par les acteurs de terrain ? Quelles avancées ont-elles stimulées ? Quels problèmes ont-elles posés ? Au fond, il peut paraître étrange que les décideurs publics fassent l’impasse sur les enseignements qui permettraient de préciser les mobiles incitant aujourd’hui à redéfinir les approches. Ce bilan serait pourtant utile aux professionnels qui peuvent souhaiter, s’il existe, prendre connaissance des résultats. Ces derniers sont d’autant plus importants à produire et à publiciser que les évaluations, comme on l’a vu, n’ont pas toujours réussi à prévenir les manquements à l’éthique au sein d’établissements qui, pourtant, affichaient généreusement leurs valeurs, leurs démarches qualité et leurs bonnes pratiques.

Faute d’analyses rigoureuses, les directives pourront sembler arbitraires. Ce, d’autant plus que le système de légitimation mobilisé par la HAS ne vaut pas justification en l’absence de raisons susceptibles d’être explicitées aux acteurs soumis aux nouvelles normes. Si, sur ce point, on peut regretter un manque de précisions, il faut reconnaître que la méthode utilisée pour “co-construire” le nouveau cadre est largement développée, du moins sur certains aspects. D’abord, il est question de chiffres : on apprend que plus de 1 100 personnes ont répondu à l’appel à candidatures de la HAS, que 154 personnes ont été sélectionnées pour être réparties en 9 groupes de travail. Ces groupes ont été réunis en 4 sessions qui ont permis la rédaction d’une première version du référentiel. Soumise à une “consultation publique”, elle a donné lieu à 9 000 contributions formulées par 713 participants. La Haute Autorité de santé a analysé les résultats et a élaboré des fiches critères à partir desquelles les groupes de travail ont défini les champs d’application. Après quoi un comité de concertation composé de 90 membres environ s’est chargé avec la HAS de construire un programme d’expérimentation autour de 9 établissements et de 11 services sur une durée de deux mois de septembre à octobre 2021. Les noms et les fonctions de tous les membres des groupes de travail, du comité de concertation, de la commission sociale et médico-sociale et d’autres instances (trop nombreuses pour être énumérées ici) sont listés sur sept pages et demie à la fin du manuel.

Une démarche qui interroge

Au-delà de la quantité et de la qualification des acteurs sollicités, on aurait souhaité en apprendre davantage sur la qualité des échanges et sur leur organisation. Selon quels critères a-t-on sélectionné les 154 participants ? Quelle préparation et quelles informations ont-ils reçues ? On sait combien il est difficile de s’exprimer lorsque l’habitude et la confiance manquent. Comment la dizaine d’usagers a-t-elle appréhendé ces groupes composés en majorité de professionnels aguerris ? A-t-on donné le temps aux deux seuls éducateurs spécialisés admis (un homme et une femme) d’exprimer toutes les nuances des réalités multiformes qu’ils appréhendent au quotidien, afin d’être audibles face aux directeurs et directrices d’établissement ou de la qualité, nettement plus nombreux mais aussi plus éloignés du terrain ? Comment les organisateurs ont-ils pensé les conditions pour que la parole puisse se libérer, se déployer et être entendue ? Les professionnels pourraient légitimement s’interroger sur le sens de la démarche et sur la manière dont elle a été mise en œuvre. La co-construction n’est pas un sésame qu’il suffit de brandir pour susciter le respect d’une norme dont elle serait le fruit. Le croire serait prendre le risque d’une instrumentalisation du participatif pour produire de l’impératif. Lever les ambiguïtés exigerait que des éclaircissements soient fournis. La profession est, là encore, en droit de s’interroger sur l’ensemble du processus, et tout particulièrement sur sa conception, tant au niveau stratégique que méthodologique. Puisque, dans les deux cas, les personnes impliquées se sont inscrites dans un dispositif préétabli soustrait à la discussion. Ainsi, s’il est indiqué que “la ligne directrice visant à élaborer le référentiel d’évaluation sur une approche centrée sur la personne accompagnée” relève du cadrage fixé par le collège et la commission sociale et médico-sociale de la Haute Autorité de santé, rien ne vient expliquer ce choix. Comment a-t-il été décidé, pourquoi et par qui ? Ne va-t-il pas invisibiliser une grande partie des pratiques professionnelles, centrées sur des interventions collectives ? Comment pourront-elles être prises en compte dans le nouveau référentiel ?

La question de la place du collectif et de l’individuel est importante. En filigrane, elle traverse tout le document, lorsqu’on s’aperçoit que la personne accompagnée est toujours au singulier tandis que les professionnels sont au pluriel. Comment faire vivre la participation lorsque l’usager est à ce point isolé ? On parle de l’“accompagné traceur” pour qualifier la personne accompagnée placée au cœur de l’évaluation. Qu’est-ce qu’un traceur, se demandera-t-on ? Le terme désigne quelque chose ou quelqu’un qui trace. Il est utilisé en chimie, en météorologie, en chaudronnerie, en imprimerie, en construction navale, en informatique. Plus communément, dans les publicités pour les traceurs GPS, on peut lire que ce sont des objets connectés, pratiques et performants, qui peuvent fournir les données de localisation exactes d’un objet (véhicule, clés) afin de surveiller ces biens. Comment parler d’éthique lorsque l’usage technico-managérial des mots fait perdre à la personne toute dimension humaine et toute dignité ? Là encore, le questionnement s’impose. Il y a fort à parier qu’il ne fait que commencer chez les professionnels, devenus ici “traceurs ciblés”. »

Notes

(1) Co-auteure avec Jean-Louis Laville du livre « Pour un travail social indiscipliné. Participation des citoyens et révolution des savoirs » (éd. érès, 2022).

Pour aller plus loin : debat.ash@info6tm.com

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