À quarante-cinq minutes d’Angers, la commune de Mouliherne s’étend sur 4 000 hectares, dont la moitié de bois et forêts. Un écrin de verdure et de nature, où vivent plus de 800 habitants. Parmi eux, Bernard et Chantal Margas. Ces sexagénaires ont acheté leur maison de 84 m2 en 1998. Jardin arboré, façade blanche, voilages aux fenêtres… Rien ne distingue la bâtisse d’une autre, sauf qu’elle a été construite dans les années 1960. « On sait que, dans ces années-là, la réglementation thermique n’était pas extraordinaire. Il n’y avait pas vraiment d’isolation », remarque Claudine Pézeril, la fondatrice des Locaux-moteurs. Voilà plusieurs mois que cette association accompagne le couple de retraités dans leur projet d’amélioration de l’habitat. Ils vont refaire l’isolation des murs extérieurs et du sous-sol afin d’améliorer leur confort. « Pour nous chauffer, on tourne à 1 300 litres de fioul par an, soit environ 1 500 € », explique Bernard Margas, après avoir invité tout le monde à s’asseoir autour de la grande table du salon. Il ajoute : « On a dû baisser le thermostat car il y a aussi l’électricité, la voiture et l’assurance à payer. » Avec une unique pension de retraite d’ouvrier, soit 1 600 € par mois, il est parfois difficile de joindre les deux bouts. A l’instar de 6,7 millions de Français, Bernard et Chantal consacrent plus de 8 % de leurs revenus aux dépenses d’énergie. Ils sont en en situation de précarité énergétique mais, comme beaucoup, n’en ont pas conscience.
Jamais le couple n’aurait envisagé d’effectuer des travaux s’il n’avait reçu la visite de Didier Laurent. Ce retraité, habitant de Mouliherne, fait partie des Locaux-moteurs depuis un an. Son rôle : aller à la rencontre des ménages afin de les informer des aides existantes pour les travaux d’amélioration énergétique. La démarche vise à lutter contre le phénomène de non-recours à l’offre publique. Elle s’appuie sur la solidarité entre pairs et la reconnaissance du pouvoir d’agir des habitants. « Quelles que soient les problématiques, les politiques publiques mises en œuvre, y compris pour répondre à des sujets ou besoins impérieux, de nombreux bénéficiaires potentiels n’entament pas les démarches par méconnaissance, par peur de la stigmatisation ou par la complexité administrative des dossiers à établir. C’est l’originalité, la simplicité et la force des Locaux-moteurs que de connaître leurs territoires, de pouvoir identifier et aller à la rencontre des personnes concernées, de discuter avec elles d’égal à égal », observe François Daligaut, président de l’association. Pour Bernard et Chantal Margas, les travaux d’envergure vont coûter 27 802 €. Heureusement, une très grande partie sera prise en charge. Grâce à différentes aides, notamment celles de l’Agence nationale de l’habitat (Anah), ils n’auront que 3 391 € à débourser de leur poche. Les travaux de rénovation vont se traduire par un gain énergétique de 48 % et par 473 € en moins sur leur facture annuelle. Un vrai motif de satisfaction pour Didier Laurent, qui voit aboutir un dossier qui lui tenait particulièrement à cœur. « Je contribue à améliorer la vie des gens. Ils me remercient, c’est gratifiant. »
« On rate notre cible »
L’association Les Locaux-moteurs a été créée en 2015 à l’initiative de Claudine Pézeril. Actuellement chargée de mission d’ingénierie sociale au département du Maine-et-Loire, cette quinquagénaire accompagne depuis longtemps les collectivités sur leur politique sociale. Elle fut autrefois référente d’une cellule de lutte contre l’habitat indigne. « J’entendais souvent les élus dire : “On ne comprend pas, on met en place un dispositif pour aider les ménages les plus modestes mais on a l’impression qu’on rate notre cible”. » Elle a beaucoup réfléchi à la problématique du non-recours. « Il y a, certes, le manque d’information, mais aussi un élément fondamental : la complexité des dispositifs proposés. Sans compter la peur d’être stigmatisé, catégorisé comme pauvre quand on sollicite une aide », remarque Claudine Pézeril. Lors d’un séjour au Québec, elle a découvert et observé les dynamiques de pair-aidance. A partir de là, elle a eu l’idée de monter des groupes d’habitants pour aller en rencontrer d’autres. L’aisance relationnelle est essentielle. « Il fallait que ce soient des personnes en qui on peut avoir confiance, reconnues localement, qui n’ont pas peur d’aller frapper aux portes, explique-t-elle. Ce n’est pas forcément le président d’association, et surtout pas des élus, qui ont un rapport d’autorité. »
Didier Laurent, qui aime rendre service, a été sollicité par l’adjoint de Mouliherne. « Je suis quelqu’un du cru. J’ai toujours habité ici. Les portes s’ouvrent donc beaucoup plus facilement. Les gens savent que je ne suis pas là pour les arnaquer ou leur vendre un truc. » Après plusieurs mois sur le terrain, l’homme commence à être bien rodé. Il a appris à expliquer sa démarche en quelques mots. Lorsque les ménages se montrent réceptifs, il prend le temps de bien vérifier s’ils sont éligibles aux aides. « Je leur dis que je n’ai pas besoin de savoir leurs revenus, juste la tranche dans laquelle ils se situent. Généralement, les gens sortent la feuille d’impôts. » Ils remplissent ensemble une fiche « logement » sur laquelle ils consignent leurs besoins (chaudière en panne, humidité, difficultés à chauffer, etc.). Celle-ci est ensuite transmise à l’opérateur « habitat » du territoire, qui prend le relais en organisant une visite, en établissant un diagnostic et en montant le dossier de subventions.
Retraités ou actifs, les « locaux-moteurs » sont salariés de l’association, sur la base d’un contrat d’une dizaine d’heures par mois, et bénéficient d’une formation de deux jours. Ils héritent chacun d’un carnet de bord avec un lot d’adresses à visiter par mois. « On essaie de prioriser les maisons construites avant 1980, que l’on identifie via le cadastre », explique Claudine Pézeril. La première expérimentation s’est déroulée dans le cadre d’un appel à projet en 2016 à Beaugé-en Anjou, Noyant-Villages(Maine-et-Loire) et La Pellerine [Mayenne). Face au succès rencontré, l’association s’est développée. Toujours en secteur rural, là où vivent des personnes isolées, en proie à des difficultés d’accès aux administrations de plus en plus éloignées. L’association intervient en lien avec des opérateurs de l’habitat, dans le cadre de marchés publics pour des dispositifs OPAH (opération programmée d’amélioration de l’habitat) ou PIG (programme d’intérêt général). Elle couvre plusieurs zones du Maine-et-Loire ainsi que Poher Communauté, dans le Finistère. Il s’agit à chaque fois de territoires qui cumulent les indicateurs de précarité avec des populations aux revenus très faibles.
Les « locaux-moteurs » sont aujourd’hui une petite dizaine, répartis entre quatre équipes. Parmi eux, Andréa Trouillard, une ancienne fleuriste qui, en tant que pionnière de cette aventure, a déjà rencontré près de 300 personnes. « La première fois, je n’ai pas pris trop de risques. Je suis allée chez ma voisine. Elle avait le profil », raconte-elle en riant. L’expérience lui a appris que la précarité énergétique – expression qu’elle n’utilise d’ailleurs pas avec les habitants – ne se voit pas forcément de l’extérieur. Surtout dans la campagne. « Pourtant, quand on entre à l’intérieur des maisons, on se rend compte qu’il n’y a pas de chauffage ou que ce sont des radiateurs “grille-pain”. On aperçoit des fenêtres cassées pas réparées. En échangeant avec les gens, on sent qu’ils sont un peu fatalistes. On me répond souvent : “A nos âges, on ne va pas faire de travaux.” » Fatalistes, mais aussi pudiques. « Raconter qu’on n’arrive pas à payer ses factures d’énergie, c’est compliqué, remarque Claudine Pézeril. A la campagne, tout le monde se connaît. Il y a moins d’anonymat et c’est compliqué de dévoiler sa situation, d’aller voir l’élu local. » Les « locaux-moteurs » sont parfois amenés à découvrir des situations de grande fragilité, bien au-delà du problème de la précarité énergétique. Il peut alors leur arriver d’orienter les ménages vers les services sociaux. Les « locaux-moteurs » ont souvent affaire avec des personnes âgées qui n’ont pas pris le tournant du numérique et souffrent de la dématérialisation des services. C’est le cas de Gisèle Duperray, 79 ans.
Des dispositifs complexes
Cette ancienne agricultrice vit seule depuis 32 ans dans le centre-ville de Beaugé-sur-Anjou, sans Internet ni téléphone portable. Sa maison, datée du début du XXe siècle est l’une des plus anciennes de la commune. Cette femme dynamique reçoit Andréa Trouillard et Claudine Pézeril dans son salon cuisine. Au sol, un lino marron. Aux murs, une tapisserie à fleurs un peu défraîchie et des photos de famille en noir et blanc. La table est envahie de vieux magazines et de vêtements. Toute la maison est chauffée avec un seul radiateur au gaz, vieux comme Mathusalem. Résultat : dans la salle de bains, il fait parfois 11 °C. Pourtant, Gisèle Duperray dépense 900 € par an pour se chauffer et, comme beaucoup de Français, elle ne peut que constater que « ça a drôlement augmenté depuis le début de l’année ». A la suite de la première visite d’Andréa, puis du diagnostic réalisé par le technicien de l’opérateur Alter, elle a décidé de faire d’importants travaux. Isolation des combles et des murs extérieurs et changement de la porte d’entrée. Le coût ? 30 000 €, dont une bonne partie sera subventionnée. Gisèle s’y perd un peu dans les chiffres, les aides, les devis et les interlocuteurs. Heureusement, son frère gère toute la « paperasse ». « Un projet de travaux prend six mois, au bas mot, indique Claudine Pézeril. Tout comme la complexité des dispositifs, cela peut constituer un frein. On n’a jamais eu autant de gens qui ne comprennent plus rien aux politiques publiques, notamment celles de l’habitat. »
Depuis que l’association existe, près de 1 500 ménages ont été visités, dont 20 % ont ouvert un dossier. Plus d’un million d’euros de travaux ont été générés directement grâce aux « locaux-moteurs ». « Même si les ménages ne sont pas rentrés dans le programme “habitat”, ne se sentant peut-être pas prêts à l’époque, ils font parfois les travaux par eux-mêmes un peu plus tard. On se rend compte qu’avec le passage des “locaux”, une sorte de conscientisation s’opère », souligne Claudine Pézeril. En travaillant avec l’association, l’opérateur Alter sait qu’il touche des publics qui ne viendraient jamais spontanément vers lui. « Il y a beaucoup d’autocensure. Les gens pensent que les aides ne sont pas pour eux. Ils ne connaissent pas bien l’Anah ni même le dispositif MaPrimeRénov’. Le public âgé constitue le plus difficile à mobiliser. Dès qu’on leur dit qu’il faut ouvrir un compte sur un site Internet, on les perd », explique Jérôme Maslard, responsable « opération habitat » pour Alter. Au-delà de l’identification des ménages potentiellement concernés par les programmes de l’habitat, c’est bien leur accompagnement qui donne les meilleurs résultats. « Certaines personnes ont besoin d’être suivies de manière étroite, insiste Claudine Pézeril. Il faut être présent afin d’éviter qu’elles ne se découragent. Or l’accompagnement n’est pas assez valorisé ou financé dans les marchés publics. »
La démarche innovante des « locaux-moteurs » interpelle de nombreuses collectivités, qui se montrent intéressées. « Nous recevons des sollicitations toutes les semaines, indique l’initiatrice. On réfléchit à la façon d’essaimer ailleurs en France, de former d’autres structures à notre méthodologie. Le point noir reste malheureusement le financement. »