En 2002, ce fut une révolution. La loi rénovant l’action sociale et médico-sociale modifiait en profondeur les droits des usagers, consacrant leur autonomie et leur participation sociale à la vie des établissements. Vingt ans plus tard, l’esprit de la loi, complétée par celle de 2005 prônant un accès au droit commun, paraît acquis. Il est entendu que la participation à la vie sociale porte un effet émancipateur pour la personne. Pour autant, elle ne se décrète pas. « La difficulté réside d’abord dans le turn-over des personnes accompagnées. Maintenir une dynamique de participation avec des personnes en fin de vie dans les Ehpad ou avec des jeunes actifs en mobilité professionnelle, demeure un défi, explique Peggy Jehanno, directrice de l’Uriopss Pays de la Loire. Il faut sans cesse former, informer, être force de proposition et faire œuvre de pédagogie. »
Au cœur de la loi : le conseil de la vie sociale (CVS). L’instance est obligatoire « lorsque l’établissement ou le service assure un hébergement, un accueil de jour continu ou une activité d’aide par le travail ». « En 2015, tous champs confondus du secteur, une institution francilienne sur deux n’avait pas de CVS, constate Claire Heijboer, directrice scientifique à l’Ecole pratique de service social (EPSS). Avec des différences sensibles : alors que dans le handicap, près de 80 % des structures en étaient dotées, seulement 30 % du champ de la protection de l’enfance en avait installé un »(1). Et la crise sanitaire a révélé les failles de ce dispositif dans les établissements moins impliqués. « La vie collective a été mise sous cloche pendant cette période, contradictoire avec le droit des usagers. Une remobilisation est nécessaire. Mais ces CVS existent et sont bel et bien utilisés », défend Peggy Jehanno.
Casser les codes
Le conseil de la vie sociale est une instance exigeante, nécessitant la tenue d’élections, d’un règlement intérieur ou d’un ordre du jour. Une démocratie représentative difficile à faire fonctionner. « Elle a l’avantage d’être un rendez-vous. Elle oblige et structure le projet d’établissement, note Peggy Jehanno. Mais elle a aussi ses limites. » Et elle est loin de constituer une finalité. « Cocher la case CVS ne suffit pas. Il est tout aussi important de favoriser la participation au quotidien, d’entendre par exemple que telle personne préfère s’habiller avant de manger. A nous de casser les codes », invite Claire Hugenschmitt, directrice du centre départemental de l’enfance (CDE) de la Moselle. Et c’est aussi le sens de la loi qui préconise, lorsque le CVS n’est pas mis en place, d’instituer « un groupe d’expression ou toute autre forme de participation ». En faire l’inventaire, c’est l’objectif de Claire Hugenschmitt et Frédéric Payet, directeur territorial de l’Epnak Grand Ouest, qui copilotent la commission « usagers et citoyenneté » du Gepso (Groupe national des établissements publics sociaux et médico-sociaux). Ils travaillent notamment à la création d’une banque d’outils pour favoriser l’émergence de bonnes pratiques.
La participation ne s’est pas bornée à la création de CVS. Elle prend une multitude de formes : des réunions en interne ou dans le quartier aux enquêtes de satisfaction, en passant par un travail sur des projets de vie collectifs, avec une méthodologie du « faire », plaide Peggy Jehanno. Comme lors de la crise sanitaire, où des usagers ont confectionné des masques pour d’autres résidents. Au CDE de la Moselle, la participation prend d’abord la forme de réunions de groupes pour les jeunes à partir de 7 ans, tous les 15 jours ou tous les mois. « Chacun participe, sans qu’il soit question d’élection de représentants. Et on en perçoit l’intérêt : à chaque fois qu’on saute une réunion, la dynamique de groupe se détériore », constate la directrice. Dans un secteur qui en compte peu, deux CVS ont été créés : l’un pour les parents, l’autre pour les enfants. Les écrits professionnels sont aussi l’occasion d’un partage avec les jeunes, invités, comme leurs parents, aux réunions de synthèse. « Les usagers apprécient la transparence, même s’ils ne sont pas d’accord avec les décisions prises. Elle permet des échanges fructueux. »
Favoriser l’expression
La participation a même connu une accélération ces dernières années, selon Claire Heijboer. « La loi, avec ses instances, s’est fait doubler par le statut des personnes : les proches aidants, qui imposent aux professionnels de coopérer, et le développement de la pair-aidance. » Si cette forme d’entraide favorise la participation, il faut continuer, selon elle, « à ouvrir toutes les portes entre les équipes et les usagers : celles de la réunion de synthèse, celles des analyses de pratiques, quitte à décadrer l’équipe, celles encore des conseils d’administration. Il faut aussi sortir de l’établissement, pour travailler le budget au département, en accompagnement d’un professionnel. Les usagers ont une expertise dont l’institution a tendance à se passer. »
Recueillir la parole nécessite, au préalable, de « donner envie », en instaurant de la convivialité, en préparant en amont les séances, quitte à s’appuyer sur des professionnels. Il convient, selon Peggy Jehanno, de faire preuve de pédagogie, en expliquant les règles du jeu, l’intérêt du débat démocratique tout en affichant une certaine honnêteté intellectuelle : « Si on fait croire qu’on peut tout changer en participant, on crée des déceptions. » Dans certains cas, des outils existent. Ainsi, dédiée aux personnes polyhandicapées, la commande oculaire permet d’exprimer des choix par une reconnaissance du mouvement des yeux. « Le numérique, en tant que vecteur d’expression, a beaucoup apporté pour les personnes handicapées, âgées ou mutiques », explique Frédéric Payet, qui accompagne jeunes et adultes en situation de handicap. Autre exemple : les systèmes de smileys permettent au quotidien de recueillir le sentiment des enfants.
La participation n’est pas seulement une affaire d’établissements. En matière de protection de l’enfance, certains départements créent des espaces de parole. La Gironde a ainsi instauré un conseil de la protection de l’enfance. En Moselle, des réunions, de parents d’un côté, d’enfants de l’autre, permettent de discuter les thématiques du schéma départemental. « Cela permet d’avoir une vision globale des usagers accompagnés et de faire évoluer les politiques publiques », explique Claire Hugenschmitt. C’est le cas également au niveau national. Le cabinet de la secrétaire d’Etat chargée des personnes handicapées, Sophie Cluzel, a créé un groupe de travail national sur l’évolution des Esat. Quatre usagers y participent. « Leur parole peut bousculer mais permet de se rendre compte du cloisonnement parfois observé par les institutions et du vécu des usagers. Par exemple, leur souhait d’être considérés comme des salariés à part entière », explique Frédéric Payet qui participe au groupe de travail.
L’enjeu, une fois la parole recueillie, réside dans son traitement. « Il y a encore une marge de progression importante pour écouter les usagers, considère Claire Hugenschmitt. Avec un enjeu de formation sur la posture des travailleurs sociaux, habitués à aider, à “faire à la place de”, plutôt qu’à laisser la capacité à décider ses choix de vie. » « On est au cœur d’une révolution qui va approfondir la mise en œuvre de la loi, abonde Frédéric Payet. D’un rôle de protecteur, les professionnels sont en train de passer à un rôle de médiateur pour accompagner l’accès des personnes au droit commun. Et cela passe par la nécessité de donner une place à l’usager, qui ne va plus subir l’accompagnement. » De là à voir un jour un usager à la tête d’une institution ? « On y arrivera », prédit Claire Heijboer…
Dans un ouvrage collectif(1), co-écrit avec une vingtaine d’auteurs, Anne Petiau, sociologue, se penche sur la participation des usagers dans le cadre de la recherche en intervention sociale. Si la finalité n’est pas la même, certaines réponses font écho aux réflexions sur la participation à la vie sociale. Les auteurs relèvent qu’il est important de ne pas isoler les représentants pour leur permettre d’échanger entre eux. Ils conseillent de ne pas présupposer de freins à la participation sans pour autant évacuer son accessibilité. Celle-ci peut passer par la réalisation de supports (en « facile à lire et à comprendre ») ou la collaboration avec des artistes pour modifier les formes de débat ou de documents (BD par exemple). Les auteurs soulèvent encore la question de la rémunération : « La plupart des personnes participent sur leur temps de travail, remarque Anne Petiau, sauf les usagers dont on sollicite pourtant un savoir expérientiel. »
(1) D’un point de vue réglementaire, les CVS ne sont pas obligatoires dans les établissements accueillant majoritairement des mineurs de moins de 11 ans.
(1) De la prise de parole à l’émancipation des usagers. Recherches participatives en intervention sociale – Presses de l’EHESP, 2021.