Une main fermement posée sur la hanche du résident, l’autre affairée à imbiber un linge d’eau, Penda Reffay poursuit avec attention la toilette qu’elle vient d’entamer. « Je refuse de me lancer dans une course, je tiens à prendre mon temps », souffle l’aide-soignante en contrat « parcours emploi compétences » (PEC) par-dessus la sonnerie de son bipeur. Arrivée depuis 7 heures du matin, elle assure seule la prise en charge de la dizaine d’usagers du rez-de-chaussée du centre du Haut de Versac, à Saint-Lupicin, bourgade rattachée à la commune nouvelle de Coteaux du Lizon, dans le Haut-Jura. Un travail d’ordinaire effectué à deux. « Il devrait y avoir une autre personne pour m’aider à la tâche que je réalise, explique la professionnelle. L’une qui maintient le résident sur le côté pendant que l’autre effectue sa toilette complète. Là, je ne peux vraiment pas le lâcher, sinon il tombe. » Quelques minutes à peine s’écoulent avant que Valérie Guillemin, une infirmière arrivée depuis deux jours dans l’établissement, ne vienne prêter main-forte. « Je suis venue pour m’occuper des pansements. Maintenant que je suis là, je ne vais pas la laisser galérer. » Ensemble, elles rhabillent le résident, avant de l’installer dans son fauteuil grâce à un système de sangles et d’aide technique mécanisée.
Loin de constituer une exception, les matinées comme celle-ci sont de plus en plus fréquentes. En cause : le manque criant de personnel. Depuis plusieurs mois les démissions s’amoncellent à un rythme inquiétant au sein de cette structure accueillant des adultes porteurs de maladies neuro-évolutives, et particulièrement de scléroses en plaques. Composé d’un foyer d’accueil médicalisé (FAM) et d’une maison d’accueil spécialisée (MAS), l’établissement compte habituellement 80 salariés. Mais, depuis le 1er janvier 2020, 40 départs ont été enregistrés, dont 28 entre le 1er septembre 2020 et août dernier. Et seulement 20 nouvelles arrivées sont venues renforcer les équipes. La pénurie actuelle a entraîné la fermeture du service d’accueil temporaire au mois de juillet (14 places sur 52). « Nous parvenons tout juste à accompagner les résidents en accueil permanent, se désole Hervé Becquart, le directeur. Tout cela, dans un mode dégradé et avec des plannings tordus. » Il a prévenu l’agence régionale de santé (ARS) : si trois nouveaux départs se produisent, son centre devra fermer un étage dédié aux résidents permanents. « Je serai contraint de les réorienter vers d’autres structures qui n’auront pas les moyens de les accueillir, car c’est partout pareil. »
Crise des vocations
La situation est symptomatique de la crise des vocations à laquelle est confronté le secteur social et médico-social en raison des conditions de travail difficiles, d’un manque de reconnaissance et de faibles salaires. Elle est également révélatrice des dégâts provoqués par les mesures du Ségur de la santé dans le monde du handicap. Conclus en juillet 2020, ces accords sont à l’origine d’une « hémorragie » de salariés qui préfèrent quitter ce champ d’activité pour rejoindre les hôpitaux publics et les Ehpad. « Deux de nos infirmières de nuit sont parties dans le secteur des personnes âgées, et cinq ou six aides-soignants nous ont quittés pour trouver un meilleur salaire et une meilleure organisation du travail », souligne Hervé Becquart. Au quotidien, ce dernier assure être témoin d’un « système vicié ». « Une de mes salariées a démissionné fin août. Cinq jours avant la fin de son contrat de travail, une agence m’a appelé pour me proposer ses services en tant qu’intérimaire. Je comprends qu’elle veuille gagner plus en passant par l’intérim, mais je n’ai pas pu accepter, je me serais tiré une balle dans le pied », soupire-t-il. Pour mieux illustrer la détresse dans laquelle se trouvent ses salariés, il sort d’une pile de dossiers la lettre de démission remise par une aide-soignante après « trente-deux ans de service ». « Je me sens comme une marionnette inanimée dont on a coupé les fils », écrit la professionnelle. Si elle avait continué d’exercer, elle aurait pu toucher une indemnité de départ en retraite dans environ un an. « Au lieu de cela, elle va se priver d’une partie de salaire car elle ne peut pas travailler dans les conditions qu’elle voudrait », résume le directeur.
A tous ces départs s’ajoutent de multiples arrêts maladie. Autant d’absences qui viennent bousculer l’organisation. « En arrivant chaque matin, nous nous demandons qui va être absent, témoigne Naoual Khomsi, aide-soignante, le regard triste et désabusé. Il y a du bon matériel ici, l’équipe est bien, mais nous ne parvenons pas à nous projeter. Nous comprenons les arrêts, nous sommes tous épuisés. Nous faisons des semaines de 43 heures, voire de 48, pour absorber les absences. » Assise à ses côtés, Lola Prandini, sa collègue agent de soins, intervient : « On se demande combien de temps nous allons tenir comme ça. On nous appelle sur nos congés pour des remplacements. Nous avons l’impression de ne plus avoir de vie à l’extérieur. » Dans les couloirs du rez-de-chaussée, Abdnaur Benhamidcha, agent technique, s’affaire quant à lui à pousser en même temps deux résidents en fauteuil roulant vers le grand hall. Un « double convoi » lui aussi dû au sous-effectif général. « Je suis censé être une aide pour le personnel, former à la manutention, au transfert. Actuellement, mon travail constitue presque un remplacement. » Assistante de direction en charge des ressources humaines, Estelle Bessières appuie : « Pour celles et ceux qui restent, ce n’est pas simple. Il y a des permutations jour et nuit, ce n’est pas bon d’un point de vue physiologique. Par la force des choses, il y a des règles RH que nous ne pouvons pas respecter. »
Solidarité à toute épreuve
Immanquablement, les résidents pâtissent de ces rouages grippés et de l’épuisement croissant des équipes. Lorsqu’on aborde le sujet de l’accompagnement, le mot « maltraitance » effleure les lèvres. On le prononce, puis on tempère. On refuse de donner du poids à cette notion de plus en plus palpable, de peur qu’elle ne devienne réalité. Mais la crainte de franchir la ligne s’avère bien réelle pour de nombreux professionnels. « Quand je rentre le soir, je ne suis pas bien, rapporte Ourida Jaillet, aide médico-psychologique, aux côtés de résidents attablés pour le déjeuner. Je repense à mon travail de la journée. Je me demande si je n’ai pas donné trop vite à manger, si j’ai été suffisamment à l’écoute. Lorsqu’il y a une chute, parfois, les collègues ne sont pas disponibles pour m’aider et je dois relever le résident toute seule. » Après avoir écouté parler la professionnelle, Michel Loïc, résident au centre, témoigne : « Il m’est arrivé de rester longtemps dans le hall sans personne pour me raccompagner. » Sandrine Lesne, infirmière coordinatrice, pointe quant à elle : « Normalement, les résidents prennent un bain une fois par semaine. Avec la situation actuelle, il nous est arrivé de ne pas pouvoir le donner. » Après une vingtaine d’années à travailler dans la structure, elle n’avait jamais observé de telles situations.
Conséquence : la relation entre professionnels et personnes accompagnées perd en qualité. « Nous n’avons plus le temps de parler, note Patricia, qui réside depuis huit ans au Haut de Versac. Avant, on m’aidait à me maquiller. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Ce n’est pas que le personnel ne veut pas, mais simplement que les conditions de travail ne le permettent plus. » Le manque de moyens humains pour planifier des activités hors de la structure a également un impact sur la qualité de vie des résidents. Organisées régulièrement avant la pandémie, les « sorties plaisir » sont au point mort depuis deux mois et demi, assure Quentin Rambaut, enseignant en activités physiques adaptées (APA). « La dernière sortie remonte à fin juillet, quand quatre résidents ont passé deux nuits dans les Alpes. Depuis, plus rien. Pourtant, ils sont demandeurs », tempête le professionnel. Avec une colère sourde, il explique observer une perte d’autonomie chez certaines des personnes qu’il accompagne. « Nous constatons une évolution de la maladie. Leurs capacités physiques se détériorent. C’est forcément lié en partie au moral qui en prend un coup. »
Dans un équilibre fragile, les salariés s’entraident face aux difficultés quotidiennes. Une solidarité indispensable pour nombre d’entre eux. « Quand il manque quelqu’un, nous gérons entre nous, confie Naoual Khomsi. Sans l’équipe, nous ne tiendrions pas. » De son côté, Sandrine Lesne insiste : « Il y a parfois des tensions, mais nous restons soudés. Il s’agit d’un atout essentiel. » Chaque jour, à l’heure du déjeuner, le manque d’effectif pousse ainsi Quentin Rambaut, à descendre avec le médecin et l’ergothérapeute du centre pour aider aux repas, rapporte, admirative, Ourida Jaillet. « Je leur tire mon chapeau, c’est vraiment super de nous épauler. » « Il m’arrive de donner des petits déjeuners, de faire des lits… L’aide aux repas, c’est tous les jours depuis le mois d’août », confirme l’enseignant en APA, qui décale en conséquence ses séances de rééducation de 13 h 30 à 13 h 45, voire à 14 heures.
« Le répit, un maillon essentiel de l’accompagnement »
Côté direction, la pénurie a également bouleversé les tâches quotidiennes. La priorité absolue est le recrutement. Malheureusement, les annonces postées ne recueillent aucune candidature. « Je passe mes journées en lien avec Pôle emploi et la mission locale pour repérer des personnes qui souhaiteraient éventuellement se tourner vers les métiers du lien, mais qui n’ont aucune formation », expose Hervé Becquart. A côté de son bureau, une vieille bouteille en plastique à moitié remplie d’eau. Au marqueur vert, une ligne tracée à la main à mi-hauteur sert à lui rappeler de quel côté aborder la situation. Car la plupart des projets de l’établissement sont en suspens ou délégués, à l’instar de la dimension « responsabilité sociétale de l’entreprise » (RSE). L’association Odyneo, dont fait partie le centre du Haut de Versac, supplée aux fonctions du directeur sur ce volet avec un chargé de mission. « Normalement, je suis censé aller voir le personnel pour lui dire d’être vigilant sur le tri, de réfléchir aux économies de lumière et d’énergie. Mais je choisis en priorité de limiter les dégâts sur l’accompagnement. »
En cette fin octobre, deux chefs de service doivent venir renforcer les équipes de la structure en occupant des postes vacants depuis juin et août derniers. L’occasion, assure Hervé Becquart, de repenser de manière plus horizontale l’organisation du travail afin de mieux prendre en compte le projet personnel du résident et l’aménagement du temps personnel des salariés. « Cela devrait redonner un peu de souffle aux équipes », espère-t-il. Mais ces arrivées sont loin d’être suffisantes. « Il faut impérativement une réaction du gouvernement au 1er janvier », lâche le directeur, avant de prévenir : « L’élargissement du Ségur à notre secteur ne règlera pas tout. Cela doit être un élément complémentaire pour revaloriser les métiers de l’accompagnement. »
« Je venais ici tous les mois en accueil temporaire. En l’espace de quatre jours, on nous a dit de rentrer chez nous. Je ressens de la tristesse et beaucoup de colère, sans savoir exactement à l’égard de qui. L’établissement fait ce qu’il peut et je comprends que le personnel craque, mais le centre représentait pour nous un lieu d’échanges et de rencontres. Depuis, je vis au mois le mois car le service de soins infirmiers à domicile (Ssiad) qui intervient chez moi est lui aussi en train de fermer, faute de personnel. Tout cela a également modifié ma vie de famille. L’accueil temporaire représentait un moment de répit pour ma femme, cela permettait à notre couple de se ressourcer. Nous avions réussi à trouver notre équilibre avec ces temps d’accueil. Il est important de prendre en compte le poids qui pèse sur les aidants familiaux. C’est le maillon essentiel de tout cet accompagnement. »