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« Le sentiment de pauvreté dépasse le sens monétaire »

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Pour Nicolas Duvoux : « Seuls ceux qui ont assez de ressources et de réserves peuvent envisager de conquérir l’avenir. »

Crédit photo Studio Cabrelli
Et si la pauvreté était subjective et pas seulement quantifiable ? Et s’il y avait un sentiment de pauvreté comme il y un sentiment d’insécurité ? Et si la pauvreté était aussi une incapacité à se projeter dans le futur ? En changeant d’optique, le sociologue Nicolas Duvoux remet en cause notre vision des inégalités sociales.

Dans son ouvrage L’avenir confisqué. Inégalités de temps vécu, classes sociales et patrimoine (éd. PUF, 2023), le sociologue Nicolas Duvoux propose une analyse des inégalités sociales qui prend en compte l’expérience subjective des individus et leur capacité à se projeter. Nicolas Duvoux est également président du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale. 

Pourquoi estimez-vous que les critères objectifs sont insuffisants pour comprendre les rapports sociaux ?

Je ne remets pas en cause la valeur scientifique et l’intérêt des indicateurs classiques des inégalités, comme le taux de pauvreté monétaire, mais il me semble que d’autres informations plus subjectives peuvent permettre de croiser les langages. C’est, par exemple, le rapport à l’école, le sentiment d’insécurité physique, l’expérience des discriminations… Le statut social subjectif intègre le regard que l’individu porte sur lui-même dans une grande diversité de situations vécues, qui permettent d’affiner la compréhension de la contrainte sociale, de la pauvreté, des inégalités de classe. Prenons la question du patrimoine : il est évident qu’il est inégalement distribué et que cela contribue à générer des inégalités sociales et économiques. Il faudrait donc envisager de le taxer ou d’augmenter les droits de succession. La prise en compte du subjectif permet de comprendre les freins à ces politiques : une partie des ménages populaires tient à la propriété et aspire à la transmettre, et, paradoxalement, ceux d’entre eux qui seraient les grands gagnants d’un impôt sur les successions, même juste, n’en veulent pas.

Vous parlez d’« insécurité sociale » comme d’un critère à part entière…

L’enjeu, pour moi, était d’offrir une grille d’analyse plus complète, en rapprochant la mesure extérieure, objective et structurelle des inégalités de l’expérience vécue. On peut mesurer la pauvreté objective d’un Français en étudiant ses conditions de vie, la qualité de son logement ou son niveau de revenus, tandis que le sentiment de pauvreté met en évidence une insécurité sociale liée à un fort pessimisme. Or on peut le retrouver autant chez des ménages très pauvres que chez des personnes qui ont un emploi ou connaissent une situation professionnelle relativement stable. De la même façon, le sentiment d’avoir réussi dans ses études ou professionnellement dépendra pour les uns de la famille, pour les autres de leur carrière, etc. Ainsi, mesurer le sentiment de maîtrise de sa propre trajectoire sociale ou, au contraire, de sa dépossession offre une grille de lecture dynamique, car elle donne à voir la manière dont les ressources objectives détenues par les individus sont converties en une capacité à s’approprier son avenir ou non. Selon qu’on l’anticipe ou qu’on le subisse, on se retrouve dans une situation de sécurité ou d’insécurité sociale, d’avenir maîtrisé ou confisqué.
 

En quoi ceux qui détiennent le patrimoine confisquent-ils l’avenir des autres, comme vous le soulignez ?

L’analyse consiste à dire que les plus dotés sont aussi les plus à même de maîtriser l’avenir, individuel et collectif, ce qui entraîne anxiété et peur du déclassement au sein des classes moyennes. Le titre de mon livre, L’avenir confisqué, dit en fait plusieurs choses : il indique un air du temps et des préoccupations liées à la question écologique, à l’inflation et aux taux d’intérêts immobiliers qui cassent toute perspective d’avenir. L’« avenir confisqué » est aussi une manière de décrire la condition des classes populaires en requalifiant la pauvreté comme une difficulté ou une incapacité à se projeter de manière positive dans le futur. Mais je crois que le raisonnement sociologique est toujours relationnel. Les inégalités de patrimoine constituent une des caractéristiques de notre société. Bien sûr, il existe de très grands écarts de redistribution, mais il faut aussi considérer le patrimoine comme de la sécurité qu’on a pour soi, qui offre un sentiment de maîtrise de sa vie. Il représente aussi du contrôle et du pouvoir sur la vie d’autrui, et précisément sur le locataire, qui travaille pour payer son loyer. La philanthropie illustre également ce phénomène de « confiscation » du destin collectif, car c’est une forme de personnalisation de l’impôt et de contrôle privé de l’argent public, notamment à travers les déductions fiscales pour les plus aisés. Nous sommes sur une conversion du capital économique en une capacité à orienter l’action publique aujourd’hui captée par des franges peu nombreuses.

Les « gilets jaunes », les manifestations contre la réforme des retraites ou les violences des quartiers ont-ils à voir avec une impossibilité à se projeter ?

Nous avons mené un travail empirique sur la pauvreté subjective, qui permet notamment d’expliquer une partie du mouvement des « gilets jaunes ». Nous avons constaté que la constellation des groupes sociaux qu’on a vu apparaître sur les ronds-points ne pouvait pas seulement s’expliquer par les mesures objectives des inégalités ou de la pauvreté. Les participants au mouvement, bien que se définissant comme pauvres, ne faisaient pas tous partie de cette catégorie au sens monétaire du terme. Autre exemple : la possession d’une maison individuelle, qui a longtemps été pour les ouvriers un élément central du sentiment subjectif de richesse relative, a contribué à l’aggravation du sentiment de pauvreté de ces groupes lorsque le prix des transports a commencé à augmenter fortement. Ceux qui perçoivent leur avenir comme fermé forment une constellation dans laquelle se trouvent des employés, des petits indépendants, des familles monoparentales… Si les situations de ces groupes sociaux sont très différentes, ils partagent un même sentiment de déclassement et la conviction que l’avenir ne leur est plus ouvert. L’expression renvoie aussi à l’absence de réponse politique à ce sentiment diffus. En ce sens, une analyse doit être portée du côté des institutions, des politiques et des acteurs publics, qui ne parviennent pas à rassurer sur l’avenir, à produire de la confiance. Il faut travailler là-dessus.

La prise en compte de la subjectivité peut-elle permettre de mieux lutter contre les inégalités sociales ?

Dans un premier temps, cela doit permettre de reformuler la question pour ouvrir de nouvelles réponses. Autrement dit, de changer le type d’objectif donné à l’Etat social, dont la vocation est de garantir la sécurité objective et subjective des membres de la société. Le sentiment d’insécurité sociale et l’expérience vécue doivent devenir des critères majeurs dans l’élaboration des politiques publiques. Cela revient, par exemple, à éviter l’irrégularité des revenus dans le versement des prestations sociales. Car on peut évidemment étudier le niveau des revenus dans les salaires et les minima sociaux, mais on peut aussi s’intéresser à la difficulté d’anticipation liée aux variations et aux indus. Ces situations sont terribles pour un ménage. Très concrètement, on sait aujourd’hui qu’une famille peut composer avec un budget très contraint, un travail de survie et de subsistance étant mené au quotidien par les ménages les plus modestes. Mais ce qui est beaucoup plus difficile à gérer pour éviter les situations de surendettement, ce sont, par exemple, les variations dans les calculs des minima et des prestations sociales. Seuls ceux qui ont assez de ressources et de réserves peuvent envisager de conquérir l’avenir.

 

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