Paolo est un petit garçon de 8 ans, timide au premier abord. Mais au fur et à mesure de mes visites à domicile, il s’ouvre à moi, s’approche, s’installe sur mes genoux, me montre ses cahiers d’école et me raconte ses journées. Sa maman, Mme Jeanbaptiste, circule dans la cuisine, essayant de faire bonne figure. C’est peine perdue. Tout ce qu’elle tentait de dissimuler depuis tous ces mois, un signalant anonyme l’a fait exploser au bureau : « Madame laisserait son fils livré à lui-même lorsqu’elle est trop soûle pour s’en occuper. »
Bien sûr, ça fait des semaines qu’on essaie de travailler sur cette thématique, mais Mme Jeanbaptiste met toute son énergie à banaliser et à nier la réalité. Pourtant, le miroir est implacable. A 46 ans, elle a le teint jaune, les cernes grises, l’haleine chargée, l’estomac énorme. Le médecin lui a fait comprendre qu’elle devait réagir, sinon elle risquait d’y passer.
Quand elle me décrit la scène, ce qui me frappe, c’est que ce n’est pas la peur de mourir qui la préoccupe, mais celle de laisser son enfant seul après sa mort. Moi, j’y vois un levier. Pas de famille, pas d’amis… La maladie alcoolique, ça isole drôlement. La maman est face à un dilemme : ne rien changer et mourir, laissant son enfant seul, ou se faire hospitaliser, mais qui va s’occuper de Paolo ?
Verbaliser un accueil provisoire est violent. Malgré toutes les précautions possibles, elle, elle entend « abandon », « foyer », « Ddass »… Les mythes ont la vie dure. Mme Jeanbaptiste pleure, je l’écoute. Elle tremble, je lui prends la main. Elle doute, je la rassure. Elle change mille fois d’avis, je la laisse cheminer…
Mon éthique est mise à rude épreuve. Dans d’autres lieux, on prendrait la précaution immédiate d’enlever l’enfant sans préavis pour l’extraire de ce quotidien insécure. Je veux croire qu’un autre horizon est envisageable. Paolo revient de jouer dehors. Il a les joues rouges d’avoir trop couru. Il ouvre le frigo et se sert un jus d’orange.
« T’aimes jouer au ballon ? », me demande-t-il.
Là, j’ai envie de lui répondre que je ne peux pas trop jouer car la balle est dans le camp de sa mère…
« Tu sais, je suis grand maintenant »
A mesure que les jours passent, mon inquiétude grandit. Je fais part de mes craintes à Mme Jeanbaptiste. Là, vraiment, il faut qu’elle prenne une décision si elle ne veut pas perdre la main. Elle acquiesce en pleurant toutes les larmes de son corps. Nous en parlons à Paolo. Le petit garçon nous regarde tour à tour avec ses grands yeux noirs. Tandis que sa mère essuie ses yeux, il la prend par les épaules : « Tu sais, je suis grand maintenant. Tu ne dois pas t’inquiéter pour moi. Je serai en famille d’accueil. Tu peux te soigner. Je t’attendrai. Soigne-toi maman. »
Mes tripes se tordent et je suis à deux doigts de me moucher dans ma robe.
Mon responsable a trouvé une famille d’accueil à proximité, ainsi Paolo n’aura pas à changer d’école. Un rendez-vous est pris avec la famille pour les présentations. Mme Jeanbaptiste est émue. Elle visite la maison et la chambre qu’occupera son fils. Paolo fait son timide. La famille d’accueil adopte un discours rassurant auprès de la maman : c’est comme un tonton et une tata qui accueillent Paolo en vacances pendant son hospitalisation. Ils lui donneront régulièrement de ses nouvelles.
Mme Jeanbaptiste entre en cure puis en accompagnement de postcure. Je passe voir Paolo de temps en temps. Il va bien du moment qu’on lui donne des nouvelles de sa mère qui semble mettre toute son énergie à guérir. Et moi je l’admire pour sa pugnacité.
Science-fiction me direz-vous ?
C’était il y a vingt ans.
Mme Jeanbaptiste se rend à une de mes permanences bien qu’elle ait déménagé et quitté mon secteur. Elle a 66 ans aujourd’hui. Elle se présente épanouie, amincie, coquette, avec ses cheveux colorés remontés en chignon. Elle me renvoie un sourire entendu et sort de son sac à main quelques photos de son fils, 28 ans : là, il pêche ; ici, il éclate de rire à table ; là encore, il se marie ; plus loin, il tient son bébé dans les bras.
Alors mes tripes se tordent d’une belle émotion. En même temps, une sourde inquiétude m’enveloppe. Que se passerait-il aujourd’hui ? Devrait-on suivre la procédure aveuglément et placer cet enfant avec ou sans accord du parent ? Et où le placerait-on ? Il n’y a plus de place ni en famille d’accueil, ni en foyer. Aurais-je le temps de faire visiter, de présenter Paolo et sa maman à la famille d’accueil ? Je vois malgré moi s’effilocher les bribes d’humanité qui faisaient la sève de mon métier, au bénéfice de quoi au juste ? Et lutter pour les préserver m’épuise.
En venant me rencontrer, Mme Jeanbaptiste a insufflé pour un temps encore l’idée que mon engagement est juste et a jeté une pièce dans le jukebox de la détermination pour un petit délai supplémentaire.