LOVÉE DANS UN FAUTEUIL EN OSIER SUSPENDU AU PLAFOND, UNE FEMME D’UNE QUARANTAINE D’ANNÉES, le vendre rond, fixe l’horizon à travers l’immense baie vitrée. Lumières tamisées, petite musique douce, tapis en jute, larges poufs jonchant le sol… Il règne autour d’elle une atmosphère de sérénité. A quelques mètres de là, dans un bureau vitré jouxtant un espace aménagé en salon cosy, Nadège Liteau attend patiemment qu’elle ait repris ses esprits pour poursuivre l’entretien. « Certaines femmes arrivent au centre en état de choc. Il faut qu’elles puissent avoir un endroit pour se recentrer et retrouver un peu d’apaisement. Cette salle de ressourcement a été imaginée pour ça », détaille cette ancienne infirmière puéricultrice de l’unité d’accueil des enfants en danger du CHU de Nantes, désormais coordinatrice de parcours pour Citad’elles. Inauguré en novembre dernier, ce lieu d’écoute et d’accompagnement situé au cœur d’un quartier nantais en pleine réhabilitation s’adresse exclusivement aux femmes et à leurs enfants victimes de violences.
Un lieu unique car, si d’autres structures – comme le Cauva (Centre d’accueil en urgence des victimes d’agression) à Bordeaux ou la Maison des femmes à Saint-Denis – apportent leur soutien aux femmes violentées, ce sont d’abord des lieux de soins. Sur un plateau de 750 m2, ce projet propose un accompagnement global et pluridisciplinaire. « De nombreuses associations agissent déjà sur le terrain pour venir en aide aux quelque 12 000 femmes nantaises dans ce cas. Il manquait toutefois un espace regroupant l’ensemble des informations et des partenaires pour créer une synergie entre toutes les forces locales, associatives ou institutionnelles », dépeint Valérie Alassaunière, directrice de Citad’elles et de la mission « égalité » de Nantes Métropole.
Son atout majeur ? Etre ouvert 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. « L’idée était d’offrir une assistance accessible à toute heure, en relais de ce que nous proposons durant nos heures d’ouverture, de façon à ce qu’aucune femme ne soit laissée sans solution », précise Elisabeth Massamba-Debat, présidente de Solidarité femmes, l’une des quatre associations parties prenantes. Outre l’accès permanent et sans rendez-vous à la structure, la sécurité tient une place centrale dans le dispositif. Etage élevé, portes blindées, visiophone, caméras de surveillance, présence constante d’un vigile… Tout a été pensé pour inspirer confiance aux victimes pour que, depuis cette forteresse ultracontemporaine, elles puissent s’autoriser à envisager des lendemains meilleurs.
Sur place, une équipe de neuf coordinatrices se relaient jour et nuit pour répondre à leurs appels et les recevoir. Un accueil qui s’est maintenu tout au long du confinement (pendant lequel les appels ont doublé), d’abord en ligne, puis dans les locaux lorsque la situation présentait un risque majeur. Le premier entretien vise à dresser un premier état des lieux de la situation et à évaluer les besoins. « Ces femmes se sont souvent oubliées. Si certaines ont déjà entamé des actions, d’autres en parlent pour la première fois, constate la coordinatrice de sa voix douce. A nous de leur offrir un espace de paroles bienveillant pour qu’elles puissent prendre le temps de se raconter. »
Au-delà de l’évaluation des problématiques, l’une des missions clés des coordinatrices est d’être en mesure d’orienter rapidement les femmes vers d’autres opérateurs en fonction des besoins spécifiques. Psychologiques en majorité, mais aussi juridiques, sociaux, éducatifs, administratifs ou encore thérapeutiques. Pour y répondre, le centre peut compter sur la contribution de dix autres structures qui mettent des professionnels à disposition, sous forme de permanences. Ainsi, au sein de Citad’elles, les femmes peuvent aussi bien s’informer sur leurs droits juridiques auprès d’avocats du barreau de Nantes ou des juristes du CIDFF (Centre d’information pour le droit des femmes et des familles), consulter des psychologues bénévoles des associations SOS inceste et violences sexuelles et France victimes, ou encore rencontrer des conseillères conjugales et familiales du planning familial. Le tout en arpentant simplement les couloirs de cet immense espace.
Ce jour-là, dans un petit bureau aménagé sobrement d’une table ronde, d’une petite armoire et de deux chaises, Anne Jousseaume, travailleuse sociale détachée par la CAF (caisse d’allocations familiales), se tient prête à renseigner celles qui le souhaitent sur les enjeux financiers et organisationnels d’une éventuelle séparation. « Titre de séjour, revenu de solidarité active, aides spécifiques, actions favorisant la parentalité… L’objectif est de passer en revue tout ce à quoi elles peuvent avoir droit de façon à les aider à entrevoir un départ ou une réinstallation ailleurs », indique-t-elle. Parce que porter plainte peut s’avérer être une expérience particulièrement difficile, Citad’elles offre aussi la possibilité de faire sa déposition sur place, loin de la froideur d’un commissariat, grâce à l’intervention d’agents de la brigade de protection des familles. « Il est souvent reproché aux policiers d’expédier ce type de démarche, remarque Valérie Alassaunière. Ici, au contraire, ils s’accordent le temps nécessaire pour entendre le récit de la victime. »
La gravité et la multiplicité des conséquences des violences à l’égard des femmes nécessitent souvent une prise en charge globale. Les coordinatrices ont une véritable carte à jouer auprès de la victime. « C’est primordial pour ces femmes de pouvoir compter sur une personne en qui elles ont confiance et vers qui elles peuvent se tourner pour toute question, justifie la directrice. Nous savons très bien que certaines personnes peuvent facilement se décourager. Le risque, c’est qu’elles décrochent et se mettent à nouveau en danger. Le rôle de la référente, au sein de Citad’elles, consiste donc aussi à travailler cette accroche, surtout si la personne est fragile. »
Etre interlocutrice de choix ne signifie pas pour autant agir seule. Il est ainsi fréquent que, dans certaines situations complexes, la référente fasse appel aux autres coordinatrices pour solliciter un avis ou un conseil. C’est là une autre des caractéristiques de ce lieu : pluridisciplinaire, l’équipe de coordination compte des infirmières, des psychologues, des travailleuses sociales, une éducatrice spécialisée pour les enfants, mais aussi une psychiatre et une sage-femme. Chaque professionnelle contribue ainsi à enrichir le partage de connaissances. « C’est un véritable avantage de savoir qu’il y a toujours, parmi nos collègues, des professionnels compétents quel que soit le domaine d’expertise », avoue Nadèle Liteau.
Recueillir aussi la parole de l’enfant
Trop souvent négligés dans la prise en charge, les enfants sont pourtant des victimes collatérales de ces violences. Au centre, au contraire, un soin tout particulier leur a été apporté, avec un vaste coin équipé d’un mobilier adapté et de jeux. Ainsi, les mères peuvent venir accompagnées de leurs enfants et, si elles le souhaitent, requérir un entretien avec une professionnelle de l’éducation. « Le simple fait de vivre dans un environnement violent peut causer de graves répercussions sur les plus jeunes. Les enfants peuvent développer des problèmes affectifs, des difficultés scolaires ou des troubles du comportement. Face à cela, nombreuses sont les femmes qui s’interrogent sur la bonne attitude à avoir. C’est donc une vraie plus-value que le centre puisse leur offrir la possibilité de trouver un soutien éducatif », considère Anne Chauvet, assistante socio-éducative. Tout en recueillant la parole de l’enfant et de la mère, cette dernière dessine avec eux les actions de première nécessité à mettre en place. Si besoin, elle crée des ponts avec les acteurs du champ éducatif, de la santé mentale, du soin, de la protection maternelle et infantile, de la parentalité ou encore de la protection de l’enfance.
Depuis son lancement, 450 femmes de 18 à 81 ans ont sollicité l’assistance de Citad’elles. Certaines ont été réorientées rapidement vers d’autres structures ou associations. D’autres, en revanche, doivent revenir plusieurs fois. Grâce à un système de recueil des données « maison », la direction estime qu’elles sont 60 (dont 30 nouvelles têtes) à fréquenter le centre chaque semaine. « Le projet a été très médiatisé dès le début. C’est sans doute pour cette raison que nous arrivons à atteindre, en plus, un public jusque-là inconnu des associations. Nous devons continuer d’être en mesure de proposer un accompagnement sur un calendrier court. Or, actuellement, certaines femmes doivent attendre un mois pour un soutien psychologique », déplore Valérie Alassaunière.
Pensé pour mieux répondre aux urgences, le centre ne l’est pas pour assurer un suivi au long cours. Des articulations doivent donc être faites rapidement vers les associations ou les autres services de la ville, comme le service intégré d’accueil et d’orientation de Loire-Atlantique (SIAO 44) pour les demandes d’hébergement d’urgence. « Citad’elles n’est ni un centre de soins, ni un centre d’hébergement. Il doit rester ce pour quoi nous l’avons créé, c’est-à-dire avant tout un centre de ressources », avertit la responsable. Pour les situations extrêmes, la structure dispose toutefois de trois appartements, dont elle a confié la gestion à l’association Solidarité femmes, qui administre déjà un centre d’hébergement en ville. Ces logements, dont l’adresse est tenue secrète, permettent de mettre à l’abri temporairement des femmes et leurs enfants, le temps qu’une ordonnance de protection soit mise en place.
Parallèlement à ces actions envers les victimes, Citad’elles a également vocation à alimenter l’Observatoire de lutte contre les violences faites aux femmes. L’objectif ? Renforcer la connaissance et l’expertise sur ces problématiques, mais aussi permettre aux politiques publiques d’ajuster leurs actions. « C’est à nous de faire monter le territoire en compétences », insiste la directrice. Dans cette optique, le centre participe à une cellule opérationnelle mise en place par le procureur de la République de Nantes, au sein de laquelle les professionnels de terrain peuvent échanger sur les situations les plus complexes. Un principe également décliné à l’échelle de la structure grâce à un comité regroupant l’ensemble des opérateurs et qui se réunit chaque mois pour faire un point sur les process, à la lumière des situations rencontrées. Des pistes d’amélioration ont ainsi pu être évoquées, parmi lesquelles la mise en place de sessions d’analyse de pratiques. Côté activités, le centre aimerait aussi profiter de ses locaux ouverts le week-end pour proposer aux femmes précaires des séances de méditation, de shiatsu ou de karaté, en plus de l’atelier d’art-thérapie dispensé actuellement.
Si les premiers résultats des actions menées ne pourront être connus que d’ici quelques mois, Anne Jousseaume aspire déjà à une plus large collaboration des parties prenantes du projet entre elles. « C’est une chance de pouvoir nous retrouver dans un même lieu, et nous devons la saisir pour innover dans notre accompagnement. » Loin de ces considérations, les victimes semblent, quant à elles, trouver dans l’accompagnement offert par Citad’elles de réels bénéfices. « C’est étonnant combien le simple fait de les écouter et de les entourer peut être source d’apaisement, observe Nadège Liteau. Cela ne veut pas dire que tout est gagné par la suite mais c’est autant d’occasions de leur montrer qu’une sortie des violences est possible. » Arrivée la veille en état de choc, la femme qui se reposait dans le fauteuil en rotin de la salle de ressourcement a pu faire le point avec tous les professionnels présents ce jour-là. Plus tard, dans la soirée, elle retournera chez elle, où son mari n’a plus le droit d’approcher. Elle sait désormais qu’il y a des professionnels disposés à l’aider à amorcer le long travail de reconstruction.