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PORTRAIT - Carole Le Floch : histoire d’une métamorphose

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Ancienne aide-soignante, Carole Le Floch est recrutée à l'IRTS Paris Parmentier en 2020 où elle occupe le poste de conseillère technique 

Crédit photo Stéphanie Trouvé - Pixel6tm
Conseillère technique à l’Institut régional du travail social Paris Parmentier, après avoir connu la grande précarité, Carole Le Floch œuvre au renouvellement des approches du secteur. Elle a notamment participé au Livre blanc du Haut Conseil du travail social, validé le mois dernier.

Ses mots jaillis d’un flot de réflexions critiques résonnent comme la plus belle des marques de respect. De celles qui se dessinent avec le temps, mesurant le chemin parcouru ensemble, sans négliger l’adversité ni les désaccords. « Si je m’en suis sortie, insiste Carole Le Floch, 52 ans, c’est grâce à mes mandats au Haut Conseil du travail social (HCTS) et à ses personnalités. » Et d’égrener les noms des membres et anciens membres à qui elle « doit beaucoup » : Marie-Paule Cols, Marcel Jaeger, Manuel Pélissié, Cyprien Avenel, Didier Dubasque ou encore Brigitte Bourguignon… Un témoignage de gratitude d’autant plus sincère que son autrice n’a rien d’une flagorneuse : courtiser les puissants et les institutions, très peu pour elle. « Ministre ou pas, je suis respectueuse envers tout le monde, du moment qu’on ne me chie pas dessus, lâche-t-elle d’un verbe aussi direct que fleuri. Il m’a fallu le temps qu’on s’apprivoise, que les barrières tombent, que des personnes que je pensais haut perchées me forment, contextualisant les sujets à chaque réunion. Ils m’ont permis d’évoluer, m’apportant le savoir théorique nécessaire, et de me reconstruire. »

Après un premier mandat au HCTS comme représentante du Conseil national des personnes accompagnées, elle est nommée, en 2022, personne qualifiée au titre de son savoir expérientiel. Elle a planché sur le Livre vert puis sur le Livre blanc qui devait être remis fin septembre à la ministre des Solidarités. « C’est une forme d’aboutissement de tous les travaux menés depuis 2016. La participation des personnes accompagnées y trouve pleinement sa place. Avec de nombreuses propositions pour la mettre en œuvre rapidement », juge-t-elle. Quelle que soit sa traduction dans les politiques publiques, ce Livre blanc aura d’ores et déjà eu le mérite de prouver que la participation n’est pas un vain mot. Au-delà de l’enjeu d’œuvrer pour et avec les personnes, elle est aussi un puissant outil de résilience. Quand bien même la chute fut vertigineuse.

Mai 2013, sous l’emprise d’un mari violent depuis près de trente ans, Carole Le Floch décide de quitter pour la troisième et dernière fois le domicile familial. « Ce couteau sur la table, je savais qu’il était pour moi. Je savais que je finirai au rayon féminicide. » Pour se protéger, elle dort un temps dans sa voiture jusqu’à ce que son mari sabote le réservoir. Sa tentative de trouver une place en hébergement d’urgence durera le temps d’une anecdote glaçante. Dans la longue file d’attente, une femme à genoux pratique des « choses aux mecs » pour gagner quelques mètres et une chance d’avoir un lit. Elle élit domicile sur le pavé. Le seul endroit, sans adresse repérable, où elle se sent en sécurité.

Le syndrome du « duvet profond »

De ce passé, Carole Le Floch, mère de quatre enfants, n’en parle qu’à demi-mot. La gorge est parfois nouée, le rythme émaillé de silences. Mais si elle élude, ce n’est pas par fuite. Se mettre à nu, elle l’a déjà fait. En parlant, en écrivant. De manière cathartique. « J’ai fait économiser des millions à la sécu », sourit-elle. Lorsqu’elle rédige son livre, De la grande exclusion au pouvoir d’agir retrouvé (éd. L’Harmattan) paru en 2021, elle prend soin de ne pas en faire un récit de vie. Si elle y mêle des extraits de son journal de bord, c’est d’abord pour illustrer un propos : celui de la résilience, du pouvoir d’agir, du bénéfice de la participation. Plus que son histoire intime, elle y raconte la nécessité de prendre en compte l’impact des ruptures de vie sur les comportements. « Quand on n’a pas connu la merde, il faut arrêter de se vanter de connaître le sujet sous toutes ses coutures. (…) C’est avec nous que vous apprendrez la partie des connaissances qui vous manque », lance-t-elle à l’adresse des travailleurs sociaux qui l’accompagnent.

La « merde », pour celle dont l’enfance a été marquée par la maltraitance, a pris un sérieux tournant en 2008. Paralysie des membres inférieurs. Fauteuil roulant. Opérations. Coma. Un « accident de la vie », dit-elle pudiquement pour ne pas désigner la violence des coups. La « merde », c’est lorsqu’elle sombre à l’hiver 2013 dans ce qu’elle nomme le « syndrome du duvet profond ». Une descente abyssale où elle n’a plus envie « d’être quelqu’un », seulement une « enveloppe corporelle ». « Comme un alpiniste tombé dans une crevasse en pleine ascension de l’Everest, tu fermes le duvet. T’arrêtes de te battre. Tu ne vois plus personne et t’es bien. » Un abandon de soi que seul le regard de ses proches lui permettra de vaincre. « J’ai récupéré mon fils qui s’était enfui chez un membre de la famille. J’ai vécu les dernières violences de mon mari qui avait réussi à nous retrouver malgré ma vigilance. Et j’ai fait le choix de me relever pour le mettre en sécurité. »

Un savoir identifié

Avec son fils, elle trouve refuge à La Pause, un centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), à Evreux. Elle y rencontre une éducatrice en or, Mathilde, qui l’encourage à être « actrice de [sa] vie ». Et l’invite dans les groupes d’expression. Débute alors un parcours de participation semé d’une longue liste d’acronymes : CCRPA, CNPA, CNOSS, CSMS, CESE… « Qu’est-ce que j’en avais à foutre, au début, de participer à ça, avoue-t-elle. Je n’avais pas de thunes, ça me permettait d’avoir un repas gratuit, un billet de train pour Paris. » Cette participation fut un temps une fuite. Un moyen de combler le vide. Mais l’air de rien, elle réapprend dans ces instances à utiliser un réveil, à penser le collectif. Elle renoue avec la communication qui lui provoquait hier des crises d’angoisse. Et elle s’affirme : elle pointe du doigt les micros coupés ou la posture protectrice des travailleurs sociaux, incapable de considérer l’autonomie. Elle déplore le manque de reconnaissance de ses engagements bénévoles, qui n’ouvrent ni droit à la formation ni à une validation des acquis de l’expérience (VAE). Surtout, sa justesse d’analyse et de positionnement séduit. « Elle est un phare dans la nuit, illustre la nouvelle directrice scientifique de l’IRTS Paris Parmentier, Claire Heijboer, qui la côtoie depuis huit ans. Elle brille en portant un discours d’une grande cohérence. Pour moi, nos échanges ont une fonction de réassurance sur ma propre manière de voir le monde et le travail social. »

Son savoir, Carole Le Floch a cherché à l’objectiver. « Tout le monde a des compétences du vécu. Si on ne les identifie pas, on n’est pas légitime à les détenir. J’ai donc recensé celles que je pensais avoir, en dissociant les savoirs théoriques, techniques et expérientiels, explique-t-elle. Quand je reçois un document, je le lis une première fois en posture de professionnelle, avec mes opinions, puis une seconde fois en prenant le point de vue des personnes en précarité. Régulièrement, l’analyse est différente. Il s’agit de croiser les deux. »

Projets innovants

Ancienne aide-soignante, Carole Le Floch est recrutée à l’IRTS Paris Parmentier en 2020. Depuis bientôt quatre ans, elle et sa collègue Yasmina Younes y occupent le poste de conseillère technique au titre de leur savoir expérientiel. Une première en France qui aura nécessité un temps d’ajustement. Car elle n’envisage pas son rôle comme une simple intervention individuelle auprès des étudiants. Elle veut co-construire les cours, faire entrer de plein fouet le savoir expérientiel dans la formation. Et se heurte à l’inertie et aux habitudes ancrées comme à ses propres difficultés relationnelles. « Notre arrivée a bousculé, c’est certain », explique celle qui ne cesse d’analyser, d’objectiver. « La tête accolée à la recherche », comme elle dit. Et elle y travaille, menant actuellement deux projets. L’un sur les effets de la participation sur la reconstruction des personnes accompagnées, l’autre sur l’implication du savoir expérientiel dans la co-formation.

Sybille Schweier a été une des premières à l’associer à son travail. Avec la cadre pédagogique de l’IRTS, Carole Le Floch va co-concevoir et co-animer un cours sur la manière de faire équipe entre professionnels et personnes accompagnées. « C’est une logique innovante dans l’ingénierie de formation qui nécessite un véritable temps de préparation, défend la sociologue qui loue la capacité à échanger, à apprendre et à travailler de sa collègue. Ce qui m’importe avec Carole, c’est de sortir du témoignage d’une expérience de vie, qui illustre le cours, pour le construire à partir de son savoir expérientiel. »

Aujourd’hui remariée, entourée de cinq petits-enfants, Carole Le Floch s’autorise des moments d’inactivité. Certes, la difficulté d’habiter, de rester enfermée, ne l’a jamais vraiment quitté. Le moral lui joue des tours, comme sa mémoire et ses troubles de l’attention, hérités des traumatismes. Elle a remonté la pente mais pas question de la qualifier d’« experte du vécu », comme le veut l’expression consacrée. « On l’est à un moment donné, pense-t-elle. Mais la minute d’après… » Et de rendre hommage à un ancien compagnon de galère : « Comment peut-on être expert de quelque chose alors que, pour regarder ton cul, il te faut une deuxième glace. »

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