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Une enquête d’Isabelle Clair : « Le couple, une norme dès l’adolescence »

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Les relations amoureuses sont régies dès l’adolescence par des normes et des formes de pouvoir qui tiraillent les jeunes des deux sexes. C’est ce que montre la sociologue Isabelle Clair à partir d’une enquête initiée dans les années 2000 auprès d’adolescents de 15 à 20 ans de tout milieu social.

Actualités sociales hebdomadaires - Rimbaud affirmait qu’« on n’est pas sérieux quand on a 17 ans ». L’amour fait-il exception ?

Isabelle Clair : L’entrée dans la sexualité est une chose très sérieuse à cet âge. A cela s’ajoute la norme conjugale, censée être une affaire de grands mais qui intervient dès le collège. Les adultes ont tendance à considérer que ce qui se passe dans l’enfance et l’adolescence sont des choses futiles. Les jeunes sentent à la fois ce manque de considération, ils sont vus comme irresponsables, et en même temps c’est aussi une parenthèse de liberté, ils expérimentent des réalités qui vont s’arrêter avec l’irréversibilité du sérieux de la vie. Cette tension m’intéressait. L’amour est fondateur à cet âge et, paradoxalement, très peu étudié par les sciences sociales.

Selon vous, la notion de couple prévaut chez les adolescents. D’où vient ce besoin normatif ?

Le couple représente la forme légitime de la vie affective et sexuelle, ainsi reste-t-elle normative et s’avère-t-elle très peu remise en cause. Y compris dans les mouvements de contestation sociale, les sujets sur lesquels l’attention s’est portée ont été l’ouverture du mariage pour tous et le Pacs, donc plutôt l’accès à la validité conjugale pour les personnes qui en étaient exclues. Le couple permet une normalisation des désirs, de l’activité sexuelle. L’enjeu pour les jeunes est de traverser cette période de la vie sans se faire trop mal. C’est aussi un moment d’autonomisation par rapport à la famille, d’affirmation de soi. Le couple est une manière de créer un lien fort et de ne pas se retrouver seul car, à cet âge, la solitude signifie ne pas avoir de valeur sociale, ne pas être convoité. Pour les filles, le couple apparaît aussi comme une protection vis-à-vis des garçons. La célibataire porte le stigmate de la fille publique, qui n’appartient à personne et qui peut donc appartenir à tout le monde, c’est-à-dire la prostituée.

Vos recherches portent sur les quartiers urbains prioritaires, le milieu rural et la bourgeoisie parisienne. Qu’ont-ils en commun ?

Cet aspect de sérieux constitue un élément de continuité d’un milieu social à l’autre. Il y a des attentes à l’égard des filles et des garçons. Le point commun à tous mes terrains est pour les filles la nécessité de mettre à distance le stigmate de la fille facile : elles doivent devenir des femmes et cela les expose à la possibilité d’être stigmatisées parce qu’elles deviennent des objets sexuels, qu’elles peuvent exprimer du désir, tandis que leur corps se modifie, est sexualisé dans le regard des autres. Le fait d’être en couple leur donne au moins l’apparence d’être amoureuses et de lutter contre la possibilité d’une mauvaise image. Les garçons, de façon asymétrique, doivent montrer qu’ils sont à la hauteur, qu’ils sont en passe de devenir des hommes, qu’ils sont hétérosexuels. Le couple leur permet de mettre en scène leur respectabilité sexuelle, y compris s’ils n’ont pas de pratique sexuelle ou même d’attrait pour les filles. Un autre point commun est l’homogamie : le fait d’être en couple avec quelqu’un du même milieu que soi et de la même couleur. Les jeunes se rencontrent dans des lieux d’homogénéité sociale. Il existe, toutefois, des variations liées aux normes véhiculées par l’école, la religion ou les conditions matérielles d’existence.

Le fait que, dans l’enfance, filles et garçons grandissent en parallèle a-t-il des conséquences plus tard ?

Bien sûr, les écoles sont mixtes depuis longtemps et les pratiques évoluent. Mais la séparation entre les deux sexes reste très forte pendant l’enfance, que ce soit dans la famille ou l’institution scolaire, mais aussi en ce qui concerne les façons d’être amis. Les garçons créent du lien autour de pratiques, comme les jeux vidéo, le sport, et parlent de ce qu’ils font, alors que les filles évoquent leurs liens. Les effets engendrés sont très importants ensuite au moment de la rencontre amoureuse hétérosexuelle. La norme conjugale s’abat sur les jeunes et on attend d’eux qu’ils vivent une relation privilégiée avec une personne de l’autre sexe, alors même que tout au long des années précédant ce moment, on leur a répété que les garçons et les filles étaient différents, n’avaient pas les mêmes goûts, ne s’amusaient pas de la même façon… Cela suscite de l’angoisse. Beaucoup de filles admettent ne pas connaître les garçons et se retrouvent à faire des choses qu’elles n’aiment pas quand elles se mettent à en fréquenter un. La construction de l’hétérosexualité est fondée sur l’idée que la dissemblance entre filles et garçons est insurmontable, associée à l’idée de la complémentarité entre les deux sexes. C’est une pression permanente.

L’un de vos chapitres aborde l’immaturité des garçons. Pourquoi ?

L’immaturité des garçons revient beaucoup dans les discours et justifie l’écart d’âge dans les couples. On a souvent interprété ce différentiel par la domination masculine et le fait que les femmes y consentent car cela les valorise d’être avec un homme plus riche, plus vieux… L’idée que les garçons mûrissent moins vite que les filles et que cela constituerait un problème pour elles est très répandue. On remarque qu’il est attendu des filles qu’elles soient plus sérieuses et se tiennent mieux tout le temps… Une injonction socialement forte vis-à-vis d’elles. A contrario, l’argument de l’immaturité des garçons les excuse de beaucoup de choses. Il existe aussi un script sexuel pour représenter la bonne rencontre, qui veut que le garçon soit à l’initiative et que la fille ne dise pas « oui » tout de suite. Les garçons doivent se lancer et avoir l’air de savoir faire. En réalité, ce n’est pas par rapport aux filles qu’ils sont moins matures mais par rapport aux hommes expérimentés. L’amour n’est pas censé être central dans leur vie, mais ce sont eux qui doivent prendre les choses en main. Or ils sont gauches.

Que recommanderiez-vous aux professionnels qui travaillent avec des jeunes, notamment dans leurs relations amoureuses ?

Plus on nourrit la croyance dans la différence et plus on la naturalise. En affirmant que les filles sont comme ceci et les garçons comme cela, on renforce les conventions et on crée du conformisme. Mais à cet âge, déroger à la norme est très déstabilisateur. Travailler sur les stéréotypes est essentiel. L’égalité entre filles et garçons doit être mise en œuvre par un travail sur ces représentations problématiques. La réflexion est nécessairement volontariste, en ayant conscience que si on ne cherche pas à contrer la pente naturelle de la norme sociale, on ne fera jamais bouger les lignes.

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