Toute menue, le visage fatigué mais éclairé par un large sourire, Aïcha a cessé d’avoir peur (1). Installée depuis six mois dans l’un des appartements du centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) La Roseraie, à Agen, dans le Lot-et-Garonne, la jeune femme a découvert les délices de l’autonomie. Entre les murs protecteurs du meublé, entourée de ses trois enfants et accompagnée par une équipe rompue à la problématique des violences conjugales, elle ne craint plus ni les cris, ni les diktats de son conjoint, d’une trentaine d’années son aîné. « Il ne voulait pas que je travaille, ni même que je sorte de la maison. J’étais enfermée, sans argent, sans rien. J’ai mis du temps à partir, mais je ne reviendrai jamais en arrière. »
Née au Maroc et propulsée dans une société hexagonale dont elle n’a longtemps rien connu, Aïcha est arrivée dans la structure via le 115. Après quelques jours de transition à l’hôtel, le service intégré d’accueil et d’orientation (Siao) du Lot-et-Garonne l’a redirigée vers La Roseraie. De quoi réellement souffler, se poser et réfléchir à son avenir. « Je suis contente, je commence à me débrouiller, glisse-t-elle dans une langue encore balbutiante. Je suis capable d’amener des papiers à la Caf ou à la préfecture… Et puis, j’apprends à parler le français! » La veille au soir, le mari en question a tout de même essayé de rentrer dans les locaux du CHRS, sécurisés par un digicode. Très agressif, il ne semble pas accepter le départ de sa femme. Il gare très régulièrement sa voiture – son unique domicile à l’heure actuelle – sur le parking jouxtant la structure et attend. Une présence menaçante qui ne peut être tolérée plus longtemps. « Je dois l’accompagner chez l’avocate pour demander une mesure d’éloignement », commente Touria Tija, référente d’Aïcha et coordinatrice, chargée d’insertion professionnelle. Si la Roseraie n’est pas un château fort – certains conjoints ou ex-compagnons y entrent parfois, selon des modalités prédéfinies par l’équipe –, elle représente un havre. Un lieu sûr où chacune peut baisser la garde. A l’accueil, un sas garantit le filtrage des allers et venues. A l’extérieur, un escalier en colimaçon mène aux appartements, protégés eux aussi par une porte sécurisée.
« Il nous arrive au début de ne pas recevoir l’un ou l’autre de ces hommes, surtout lorsqu’ils sont très violents, précise Béatrice Brugidou, responsable de la structure créée en 1981 et appartenant à l’association Ciliohpaj Avenir et Joie depuis 2010. Nous leur expliquons que, pour l’instant, Madame ne souhaite pas discuter avec eux, qu’ils peuvent nous laisser leur contact et que nous les rappellerons. Notre posture est donc de ne pas totalement fermer nos portes, pour éviter la surenchère. »
Mettre à l’abri sans enfermer
Ce parti pris est à l’image de l’accompagnement mené à La Roseraie: tout en nuances. Il s’agit de mettre à l’abri, sans enfermer. De préparer « la vie d’après », sans injonctions ni obligation de résultat. Les 31 places de ce CHRS co-financé par l’État et le département – réservées en priorité aux femmes victimes de violences et à leurs enfants – représentent autant de chances de se reconstruire psychologiquement, d’apprendre à gérer son budget ou de retisser des liens parentaux loin d’un foyer toxique.
Le chemin est souvent sinueux, parfois éprouvant, jamais idéalisé. « On ne leur promet pas la maison de leurs rêves ou un futur salaire mirobolant, reprend Béatrice Brugidou. Nous faisons avec les réalités de leurs ressources. On souhaite que le temps d’accueil soit suffisamment long pour que nous puissions réfléchir, tous ensemble, à leur projet. » La dimension quasi familiale de La Roseraie avec sa cuisine commune consacrée aux ateliers et aux goûters après l’école, ses espaces de jeux bruissant de voix enfantines, ses conversations informelles qui se nouent volontiers dans les couloirs desservant les différents appartements, n’empêche aucunement la présence d’un véritable cadre. Les résidentes ne peuvent pas, par exemple, recevoir de visiteurs à leur domicile ou s’absenter pour la nuit en semaine. « Les places en hébergement sont chères. Il y a beaucoup de demandes. Je ne veux pas que nous devenions un simple lieu de stockage », insiste la responsable. De même, une participation financière et le respect inhérent aux exigences d’une semi-collectivité font partie du contrat de départ. En contrepartie, les personnes accueillies bénéficient d’un accompagnement sur mesure pour impulser leur futur envol.
L’emploi, clé pour se reconstruire
L’équipe pluridisciplinaire, présente de 8 h 30 à 19 h 30 du lundi au vendredi, est notamment composée d’une éducatrice de jeunes enfants (EJE), d’une conseillère en économie sociale et familiale (CESF), d’une maîtresse de maison – véritable chef d’orchestre jonglant entre l’économat, l’état des lieux de chaque logement ou encore la supervision de l’entretien dans les parties communes – et d’une chargée d’insertion professionnelle. « Même si nous participons toutes à la co-construction de leurs projets, à la restauration des droits, à l’accès à la santé ou au logement, je me concentre plus précisément sur l’emploi, précise cette dernière, Touria Tija. C’est l’une des clés pour avancer sur la question de la reconstruction. Il y a eu souvent du dénigrement, de la dévalorisation, de l’isolement… L’insertion par l’activité économique permet de créer des liens, de se socialiser. On peut commencer par des cours de langue, comme Aïcha, mais il est aussi possible d’aller ensuite vers une formation qualifiante ou un emploi classique. »
Jenifer, maman de deux garçons et hébergée ici depuis un an et demi, est sortie de sa chrysalide grâce à un emploi en insertion au Jardin du cœur. Assistante maternelle lorsqu’elle vivait encore avec son ex-mari, la jeune trentenaire ne peut plus exercer son métier depuis qu’elle est privée de domicile. Longtemps tétanisée par la perspective de se débrouiller sans ce conjoint harcelant, elle s’est révélée à elle-même en s’essayant au maraîchage. « Je me suis découverte au cours de ces quatre mois à ramasser des légumes, à planter et à semer, reconnaît-t-elle avec une pointe de fierté, en se calant mieux sur l’une des chaises de sa salle à manger. Avant j’avais tout, matériellement, et je ne voyais pas la valeur des choses. Ce travail m’a ouvert les yeux: je peux me salir et aimer ça! » Quelqu’un frappe à la porte. Aïcha lui demande si elle veut boire un café. « Nous sommes très proches, confie Jenifer. Quand j’ai un petit coup de blues, ça fait du bien de savoir qu’elle est là, juste à côté. On s’entraide sans se juger. »
Accompagnement à la parentalité
Un pré-adolescent entre en trombe avec sa trottinette. Le mercredi, La Roseraie vit au rythme des plus jeunes. Les uns profitent du vaste jardin ceinturant la structure où poules, ballons et balançoires se conjuguent en un joyeux désordre. Les autres se pressent autour de Marielle Laffite, l’EJE, pour terminer les devoirs de la semaine ou écouter une histoire. Autre règle primordiale au CHRS: les éducatrices ne sont pas là pour garder les enfants. Elles n’interviennent auprès d’eux, que lorsque leurs mères sont également dans les murs. Il ne s’agit pas pour l’équipe de faire de l’occupationnel ou du baby-sitting, sinon d’être un appui, une ressource supplémentaire. « Certaines mamans s’entraident ponctuellement, mais nous ne les encourageons pas vraiment à le faire trop souvent pour éviter les disputes ou les abus », précise Marielle Laffite. A moyen terme, l’association Ciliohpaj Avenir et Joie a le projet de créer – au sein de La Roseraie – une crèche sociale et solidaire pour accueillir, ensemble, bambins des résidentes et autres petits venus de l’extérieur. Mais dans l’immédiat, le rôle de l’éducatrice est surtout celui d’un « accompagnement à la parentalité ». Celles qui ont longtemps subi doivent apprendre à dire « non ». A redéfinir des limites et à reprendre leur place de mère face à des fratries malmenées par la séparation. « Elles ont besoin d’un tiers pour faire tampon, reconnaît l’EJE. Quand une famille éclate, la maman ne parvient pas toujours à conserver sa place d’adulte ou à couper le cordon. » C’est le cas d’Anna, une jeune veuve que le deuil a plongée dans une profonde dépression. « Au début, elle était très méfiante vis-à-vis de moi. Elle restait collée à son fils pendant mes activités, ça a mis trois mois pour qu’elle accepte de se détacher un peu de lui. Elle était en surprotection. » A l’inverse, parfois, les carences affectives obligent l’équipe à faire des signalements. Béatrice Brugidou assume ce rôle: « Nous protégeons les femmes de tout, nous les entourons d’un cocon et tenons compte de leurs fragilités et des difficultés qui ont jalonné leur vie. Mais si un enfant se révèle un tant soit peu en danger, nous intervenons tout de suite. »
La gestion du budget, cruciale
Le nerf de la guerre pour celles qui arrivent à La Roseraie – beaucoup sont issues de parcours migratoires heurtés mais aussi, de temps en temps, de milieux plus bourgeois – reste la gestion de leur budget. Savoir se repérer dans les méandres administratifs, mais surtout, vivre en adéquation avec la réalité de leurs revenus. Une nécessité pour accéder au graal: un logement. C’est à Aurélie Gracia, CESF, qu’incombe la tâche de les guider vers une sorte de frugalité pragmatique et d’effectuer les démarches locatives principalement auprès des bailleurs sociaux. « J’essaye de leur faire comprendre que toucher un RSA ou un salaire ne permet pas d’accéder au même type d’appartement. Au début, elles veulent toutes une maison avec jardin. Travailler sur ces questions de budget est toujours délicat, parce qu’un grand nombre de ces femmes n’a jamais eu accès à l’argent. Tout d’un coup, se retrouvant avec une carte bleue ou du liquide, elles flambent! Et puis, gérer les dépenses, ça touche à l’intime, à des fonctionnements qu’on n’a pas forcément envie de montrer. »
Pas à pas, la CESF propose des solutions pour réaliser des économies sur l’alimentation, les accompagne à l’épicerie solidaire, met en place des plans d’apurement lorsqu’elles sont endettées ou encore, leur explique tout ce qu’implique un emménagement: se remeubler, payer un dépôt de garantie et l’ouverture des compteurs, louer un camion… « Le tabou de l’argent vient notamment de la peur, si elles n’arrivent pas à s’en sortir, qu’on leur enlève leurs enfants », conclue Aurélie Gracia. Dissimuler ses failles, faire bonne figure, ne pas montrer ses faiblesses. Au fil des mois, les résidentes du CHRS reprennent confiance en elles et acceptent l’aide proposée.
Le projet de la structure s’appuyant beaucoup sur l’ouverture « à la vie normale », de nombreux ateliers (estime de soi, sophrologie, gym, initiation au numérique) se tiennent tantôt au sein de La Roseraie – avec des participants extérieurs –, tantôt dans d’autres sites agenais. Cet après-midi-là, une infirmière et conseillère conjugale du département échangeait avec des ados autour de l’anatomie, de la sexualité, des notions de respect et de consentement. De quoi éveiller les jeunes consciences. Par ailleurs, tous les quinze jours, un groupe de parole animé par une psychologue permet de poser des mots sur les traumatismes. Là encore, pour ne pas stigmatiser les résidentes de La Roseraie, il est ouvert à toutes.
« Accompagner toutes ces femmes, parfois pendant plus d’un an, n’est finalement qu’une affaire de délicatesse, estime Béatrice Brugidou. Je me sens remplie de toutes ces histoires. Il y a toutes les femmes qui s’en sortent, mais je n’oublie pas les autres… Celles qui ont succombé aux coups, celles qui ont frôlé la mort et puis celles qui reviennent nous voir, trois ou quatre ans après, et qui souffrent de cancers ou de maladies invalidantes. C’est la double peine. »
(1) Les prénoms des femmes hébergées à La Roseraie ont été modifiés.