« Si le sujet, sauf l’autiste, est toujours tributaire de ses semblables, c’est que rien ne l’assure d’être un en-soi. Il n’y a pas d’essence de l’être, pas d’ontologie. Fondamentalement, le sujet n’est que coupure, vide, trou. Il n’y a de sujet que dans des rapports avec d’autres, rapports d’ailleurs sans cesse à déterminer, ce qui ne se fait pas sans angoisse. Même s’il ne s’agit pas là d’angoisse pathologique mais d’angoisse inhérente à tout sujet. Il n’y a donc de singularité qu’à la fonder dans le partage avec d’autres. Si je devais résumer les choses par une formule, je dirais : passer par d’autres, ce n’est que revenir sur soi en s’assurant des autres, le tout sans assurance radicalement fondée. Le rapport à d’autres fait partie de la loi subjective, et c’est de s’appuyer sur les autres que l’éducateur peut soutenir son acte d’éducateur.
Tout collectif se doit d’organiser les différences entre chaque sujet, chacun d’entre eux devant continuer de subsister malgré le collectif.
C’est là qu’intervient la différence entre un collectif et un groupe : le groupe veut effacer le manque du sujet alors que le collectif accueille ce manque. C’est pour cela que le groupe se fonde d’un objet commun : le leader sur le plan politique, auquel les membres du groupe s’identifient. Il n’y a plus alors place pour le sujet ; le groupe réglemente les modes d’être, soumet les sujets à devoir passer par des voies édictées d’avance, et impose, par exemple, des règles de bonne pratique réifiées. Le sujet s’en remet au groupe, ne pense plus et se retranche derrière les préceptes du groupe ; il y a uniformisation, évidence, doxa. Plus de doute. Alors qu’un collectif se fonde sur des interconnexions diversifiées entre ses membres, admet la pathologie, et laisse suffisamment de latitude au sujet pour s’en déterminer variablement. En résumé : tous éducateurs, mais chacun différemment.
Un collectif ne fait collectif qu’à partir de la philia qu’il met en œuvre. La philia, c’est ce qui fait lien, attachement ; ce sont les affinités. Si un éducateur postule à tel ou tel service, c’est qu’il y espère ou qu’il y a des affinités, et, s’il y reste c’est qu’il les a trouvées. En effet, pour opérer, l’éducateur est tenu de se trouver en accord avec d’autres. Etre en accord avec d’autres, c’est prêter attention au discours des autres et y répondre, en accord ou non. Et dans un collectif, le regroupement des éducateurs ne se distribue pas d’une manière absolument régulière, militaire, puisque c’est d’affinités qu’il s’agit. En revanche, ce regroupement doit être commutatif, c’est-à-dire que chacun ne doit pas toujours travailler avec les mêmes.
Ancrage dans la communauté éducative
C’est donc à s’autoriser comme sujet au sein de la communauté des éducateurs qu’on se détermine comme éducateur, en reconnaissant la nécessité de “quelques autres” qui représentent cette communauté. Ce sont ces quelques autres qui empêchent de s’y croire, comme cela arrive dans un rapport groupal d’identification au leader qui renforce le sujet dans ses certitudes. De là s’établit l’ancrage de l’éducateur, ce qui n’est pas non plus sans générer de l’angoisse, car ces “quelques autres” ne sont pas exactement des amours. Et la mauvaiseté de ces quelques autres, celle de mes semblables à l’unisson de celle que je sais de moi-même, peut faire reculer devant l’appui structurel que je peux trouver sur eux. Il faudra alors tempérer, à la fois, cette agressivité qu’ils peuvent avoir à mon égard, et, à la fois, ma destructivité à leur encontre.
La position de l’éducateur dépend donc de l’espace institutionnel dans lequel elle se détermine. De ce contexte collectif, le sujet peut d’ailleurs se détacher ; il ne s’agit pas pour autant de s’en délester ; il s’agit d’en restreindre le poids pour qu’il ne soit pas trop écrasant à porter, telle une carapace qui obérerait tout mouvement.
Freud prescrivait au psychanalyste d’entendre naïvement chaque patient en réinventant à chaque fois la théorie. Le parallèle peut être fait avec l’éducateur mais cette prescription ne veut pas dire que l’éducateur ne doit rien savoir. Au contraire. Il faut bien partir, et donc élaborer un montage théorique, dès lors général et abstrait, ne concernant personne en particulier, mais tout le monde de la même manière, afin de pouvoir s’en départir, et mettre de côté toute compréhension préalable au profit de la particularité de chaque situation. C’est là, dans ce cadre de non-su, que s’inscrit le savoir en train de se construire, en lien immédiat avec la pratique.
La pratique se construit en effet pas à pas dans l’échange fait d’attention à l’autre, d’empathie, de bienfait que chacun peut trouver dans cet échange. C’est donc chaque éducateur qui doit élaborer sa propre théorie, non sans lien avec celle d’autrui, et en particulier avec celle des grands prédécesseurs. Ce sont ces liens communs avec les grands prédécesseurs qui autorisent les échanges collatéraux entre éducateurs. Chaque éducateur prend ainsi la suite de ses prédécesseurs, en y introduisant sa propre théorie, et en l’infléchissant dans l’échange et de ce qu’il apprend du jeune et de sa famille. Il y a donc une confrontation interactive entre l’éducateur et le jeune, chacun s’en trouvant changé, jeune comme éducateur. Ainsi, de situation en situation, de transfert en transfert, chaque éducateur élabore à chaque fois la théorie qu’il soutient, la remettant en jeu différemment à chaque fois. Il n’y a donc pas une théorie éducative ficelée, constituée, universelle, dont l’éducateur aurait reçu l’enseignement une fois pour toutes dans une école.
L’acte éducatif n’est pas un traitement médical
La théorie ne s’élabore que de la pratique, au moment où les questions se posent, dans la particularité de chaque situation, et, immédiatement, détermine une nouvelle pratique, l’infléchissant en avançant.
D’où la diversité de chaque mesure exercée par l’éducateur. Ce qui fait que la particularité de chaque situation domine, ce en quoi il n’y a pas de cas d’espèce. Accepter de faire cas, ce serait en effet refuser que chaque sujet bouge, sans jamais ressembler à l’image qui peut en être donnée à un moment, dans la généralité des concepts.
L’acte éducatif se distingue donc d’un traitement médical, qui est de l’ordre de l’application d’une méthode, d’une technique, préexistantes, dont se déduit l’acte de soin.
Aucun préjugé à avoir du côté de l’éducateur. Ce qui va de pair avec l’humilité, c’est-à-dire une position terre à terre, qui fait écho à l’humus humain.
Pas de position de l’éducateur qui en ferait une sorte de Père qui saurait tout, infaillible, et qui ne pourrait que s’y croire. L’éducateur doit balayer tout savoir référentiel, qui fait armure, pour ne s’en tenir qu’au savoir produit par l’échange avec le jeune ou sa famille. L’agglutination des savoirs ne peut en effet que freiner toute dynamique créatrice. C’est la condition que toujours l’inattendu puisse arriver. Car la seule chose qui puisse se transmettre dans l’action éducative, c’est sans doute la faille, la béance, le manque. Au fond, il n’y a de théorie, qu’il faut distinguer du délire théoriciste qui sert à boucher l’insupportable du manque, que pour rendre accessible la béance qui organise chacun d’entre nous.
L’action éducative ne consiste pas à faire du jeune un “toutou”, docile à la société, mais bien plutôt quelqu’un qui contrevient à l’aboulie générale et au renfermement sur soi pour tenter d’améliorer le contexte juridico-politique, pour en réduire la puissance mortifère, et, en même temps, se changer soi-même.
Ainsi, une institution qui opère en collectif vise à redonner la parole à qui ne s’exprime que symptomatiquement, car la parole implique une prise de distance avec le symptôme.
Et, pour pouvoir amener le jeune et sa famille à parler, l’éducateur doit lui-même parler. A l’institution de lui en faciliter la tâche, par de l’analyse des pratiques, des réunions de fonctionnement ou de service, des analyses de situations, des colloques… Il n’y a pas de théorie avérée, il n’y a que des théories différentes qui doivent pouvoir s’affronter, en laissant à chacun le choix de son point de vue. Car le monde n’est pas monolithique, il est traversé de mille contradictions. Devenir adulte, c’est prendre pied dans ce monde, et y trouver sa place dans une forme policée d’affrontements. »
Ce texte est inspiré des livres du psychanalyste René Lew, tous publiés aux éditions Lysimaque.