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A Marseille, des demandeurs d'asile gèrent leur Cada

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Crédit photo Edouard Hannoteaux
D’abord squatté, un immeuble du centre-ville marseillais est désormais légalement occupé et autogéré par des demandeurs d’asile. L’union de quatre associations a permis la signature d’un bail d’occupation temporaire avec le propriétaire. Un projet inédit, dont l’objectif est de pallier le manque de places d’hébergement dans la ville.

La fresque qui s’étend sur les cinq étages du 25, rue Saint-Bazile, dans le centre-ville marseillais, attire le regard des passants. A l’encre noire et aux traits fins, le street-artiste Mahn Kloix, dont les œuvres se multiplient dans la ville, a dessiné sur la façade de cet immeuble Art déco un homme en mer debout sur un bidon de transport de marchandises, le poing serré et la tête haute. Le dessin s’appelle Fragment de voyage. « C’est un cadeau qui nous a été offert par l’artiste », se réjouit Pierre Albouy, juriste bénévole dans ce nouveau lieu d’hébergement alternatif pour demandeurs et demandeuses d’asile que les habitants appellent du nom de la rue qui l’abrite, le « Saint-Bazile ». D’abord squatté à l’été 2021 par des exilés fatigués de dormir à la rue, ce bâtiment est désormais occupé de manière légale et autogérée. Depuis le 1er juillet dernier, il fait l’objet d’une convention d’occupation temporaire signée avec son propriétaire, l’établissement public foncier Provence-Alpes-Côte d’Azur (EPF Paca). Pour neuf mois, cet ancien local du Parti communiste français se transforme en centre d’accueil de demandeurs d’asile (Cada) d’un nouveau genre.

Au rez-de-chaussée, l’ambiance est studieuse. Après un cours de français, place à celui d’informatique. La lumière tamisée et multicolore des deux boules à facettes qui éclairent la pièce contraste avec les visages concentrés des cinq habitants présents ce mercredi soir d’octobre. Réunis autour d’une table, ils apprennent les bases de l’informatique sur des ordinateurs portables. « On commence par du très simple : comment utiliser la souris et le clavier, aller sur Internet, rédiger un mail et l’envoyer… », liste Margot Nicole, employée d’Emmaüs Connect, qui anime ces ateliers. Autour d’elle, certains confient n’avoir jamais utilisé d’ordinateur, d’autres cherchent un moyen efficace de créer des mots de passe à la fois sécurisés et faciles à retenir. Dans ce climat d’entraide et de bienveillance, malgré la fatigue de fin de journée, toutes et tous se soutiennent mutuellement. Un état d’esprit que les habitants jugent nécessaire, au sein d’un espace où cohabitent 38 personnes de six nationalités différentes.

Experts d’expérience

Dans le département des Bouches-du-Rhône, seuls la moitié des quelque 6 000 inscrits auprès de la structure du premier accueil des demandeurs d’asile (Spada) bénéficient d’un hébergement officiel. Mais ici, ces exilés, en majorité venus de pays d’Afrique de l’Ouest ainsi que de Serbie et du Monténégro, ont décidé de s’organiser et de prouver qu’ils sont capables de mettre en place des solutions. « Les négociations ont duré plusieurs mois. Au départ, le propriétaire menaçait d’expulser tout le monde. Nous étions juste un groupe de demandeurs d’asile. Cela ne lui offrait pas suffisamment de garanties pour signer un contrat avec nous », se souvient Alieu Jalloh, président de l’AUP, l’Association des usagers de la Pada (plateforme d’accueil des demandeurs d’asile), qui fédère plus de 500 anciens et actuels demandeurs d’asile à Marseille, et qui est à l’initiative du projet. « 75 % des adhérents de l’AUP vivent à la rue ou dans des squats gérés par des marchands de sommeil, détaille-t-il. Dans ces conditions, comment serait-il possible de s’occuper des démarches administratives ? »

Alieu Jalloh est arrivé en France fin 2017. Son visage se crispe lorsqu’il se remémore ses années d’attente avant d’obtenir son statut de réfugié. Sans repères, sans argent et en mauvaise santé, il a alterné entre des hébergements d’urgence, des nuits à la rue et des locations chez des marchands de sommeil. « En quittant mon pays, je pensais aller vers plus de sécurité. La première chose par laquelle ça passe, c’est d’avoir un toit, c’est le minimum. Et rien que ça, je n’y ai pas eu droit, s’indigne-t-il. C’est traumatisant. Même une poubelle, on la met dans un sac avant de la jeter. Nous, les demandeurs d’asile, on nous jette tels quels. Et on doit se débrouiller pour survivre. » Installé dans la pièce principale, qui fait souvent office de salle de réunion, ce réfugié sierra-léonais de 35 ans n’habite pas ici, mais il accompagne le projet depuis le départ et veille quotidiennement à son bon fonctionnement. Fortement marqué par ses années d’errance administrative, il a décidé de s’engager dans la lutte pour les droits des demandeurs d’asile et de se servir de son expérience pour « éviter à d’autres de vivre les mêmes difficultés ». Une philosophie qui lui a permis de ne pas se décourager au premier refus du propriétaire de Saint-Bazile. « Ce n’était vraiment pas gagné d’avance, on a mis du temps à concrétiser le projet. Donc c’est important que tout se déroule bien. Cela montre que nous sommes capables de nous autogérer et qu’on peut nous faire confiance », affirme-t-il.

Sécurisation des lieux

Si les pourparlers ont été aussi longs, c’est parce qu’il a fallu prouver le sérieux du projet. Pour cela, l’AUP s’est appuyée sur d’autres structures locales, implantées depuis longtemps et bien connues des autorités. L’urgence a d’abord été de sécuriser les lieux pour éviter tout accident. Une démarche effectuée en collaboration avec Justice et union pour la transformation sociale (Just), qui développe depuis 2015 des expérimentations et des actions incitant à davantage de justice sociale à Marseille en s’appuyant sur la participation active des personnes concernées. Dans cette optique, l’association a embauché Alieu Jalloh comme régisseur social et l’a accompagné pour faire exister le Saint-Bazile. « Nous nous sommes occupés de la sécurisation électrique et de l’accès à l’eau, puis on a tout repeint avec les habitants. Avant, ce n’était pas aussi propre. Même le propriétaire était impressionné quand il a vu le résultat ! », sourit fièrement Alieu Jalloh en montrant les murs de l’immeuble. Chaque étage, peint d’une couleur différente, abrite cinq chambres, une cuisine commune et des toilettes.

Autre étape centrale du processus, menée avec Just, la rédaction d’un règlement intérieur, à respecter à la lettre. « Cet outil permet de veiller à la bonne cohabitation au quotidien, mais aussi de rassurer les voisins qui, au départ, n’étaient pas contents de notre présence. Les squats ont une mauvaise image. Ils pensaient qu’on allait leur créer des problèmes », explique d’un ton très calme Bailor, 26 ans, habitant et membre du comité de six personnes qui gère l’activité de Saint-Bazile. Parmi les points essentiels de ce règlement : interdiction de vendre de l’alcool, de se prostituer, de provoquer des nuisances sonores ou encore d’héberger quelqu’un sans prévenir. Des réunions hebdomadaires sont tenues avec présence obligatoire de tous les habitants pour faire le bilan. Et chaque dimanche, tout le monde participe au nettoyage des parties communes.

Just n’est pas la seule structure à appuyer ce projet. La Fondation Abbé-Pierre et l’association Habitat alternatif social (HAS), implantée à Marseille depuis trente-huit ans, se sont aussi ralliées. La première apporte un soutien financier ; la seconde endosse la responsabilité pénale en cas de problème et paie à l’EPF Paca un loyer symbolique de 200 € mensuels. « Nous n’avons pas été difficiles à convaincre. C’est dans notre identité, au sein de HAS, de travailler avec des experts d’expérience. Par leur vécu et leur sens des responsabilités, ils ont créé cette alternative hyper bien structurée et très bien tenue. Nous, nous apportons juste un appui », explique Cécile Suffrenn, directrice de HAS. Avant de tempérer : « Evidemment, s’il y a un souci, on devra en répondre. Mais on sait très bien qu’on ne sera pas seuls. Il y a un collectif avec lequel on travaille depuis le départ. Puis la question du risque est relative par rapport au fait de laisser une personne dormir dehors, sur son sac pour éviter qu’on lui vole ses affaires, se débrouiller pour réunir les 300 € à payer au marchand de sommeil. »

Car la rue et les marchands de sommeil, tous les habitants du Saint-Bazile n’ont eu d’autre choix que d’y passer. Comme Lebbie, 24 ans, originaire de la Sierra Leone. « Ici, au moins, on n’a pas de problème, on vit comme une grande famille », témoigne-t-il, dans la petite chambre qu’il partage avec un ami. Malgré l’obtention il y a trois ans de son statut de réfugié, le jeune homme n’a jamais réussi à trouver un toit. « J’ai mis cinq ans à obtenir mes papiers et, même une fois passée cette étape, j’ai tout essayé pour avoir un endroit où habiter, je n’ai rien obtenu. Je dormais dehors, dans la rue, avant de venir ici. Psychologiquement, j’ai été détruit. Dans ces conditions, il ne m’était même pas possible de réfléchir. » Son voisin acquiesce : « Quand on n’a pas de toit, on est tellement stressé qu’on n’a pas d’espace pour s’organiser, aller suivre des cours de français ou juste se concentrer au quotidien », alerte Zakaria Bah, 24 ans, en recouvrant son visage de sa main droite. Je suis stressé, très stressé… »

Arrivé en France en 2017 après un long trajet sur lequel il ne veut pas s’attarder, de peur de raviver des souvenirs trop douloureux, il vient d’essuyer un refus à sa demande d’asile et a engagé un recours. « Je n’ai pas d’allocation depuis lors. Je dois à la fois suivre ma dernière année de CAP mécanique et trouver des petits boulots au noir pour gagner un peu d’argent. C’est vraiment fatigant. Heureusement qu’ici, on ne paie pas de loyer. » Le vingtenaire est pudique. Il n’aime pas se livrer sur ses difficultés. Rapidement, un sourire se dessine sur son visage, il se redresse et avance : « Je ne suis pas le plus à plaindre. Dans la vie, il faut se battre et je me bats sans cesse. Je m’inquiète surtout pour les autres, qui sont dans des situations pires que la mienne, ne parlent pas français et doivent parfois s’occuper de toute une famille… Comment vont-ils faire une fois sortis d’ici ? »

Comme convenu lors de la signature de la convention d’occupation temporaire, les habitants devront quitter les lieux le 31 mars prochain. Une échéance que tous s’engagent à respecter mais qui, à l’approche de la date, les inquiète. Assis dans la cuisine commune de son étage, une petite pièce à l’équipement sommaire, Jockey Kinsele soulève sa chemise et laisse apparaître une longue et épaisse cicatrice sur son ventre. « Je suis malade. J’ai été opéré plusieurs fois et j’ai encore des rendez-vous médicaux planifiés. Comment je vais me soigner une fois jeté dehors ? », se tourmente le demandeur d’asile nigérian. « Ce que j’ai est très handicapant. Je ne peux pas manger et ne bois que de l’eau ou du café car je ne digère rien. Dans cet état, je ne peux pas travailler pour avoir de quoi payer un loyer. Comment je vais faire ? »

A l’étage au-dessus, cette même question préoccupe Aboubacar, qui dîne sur le petit canapé installé à l’entrée de la chambre qu’il occupe avec deux autres personnes. « J’ai passé plusieurs mois à dormir dehors. Quand je me dis que ça va recommencer, je n’arrive pas à dormir. C’est tellement angoissant. » Le quadragénaire regarde dans le vide puis confie : « Il n’y a que le courage qui nous maintient en vie. C’est trop difficile. » Les associations porteuses du projet espèrent faire de Saint-Bazile un exemple à reproduire dans d’autres endroits de la ville et du pays. Pour l’heure, ils aimeraient trouver un nouveau lieu pour remplacer celui-ci et abriter celles et ceux dont la situation n’aurait toujours pas évolué d’ici fin mars.

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