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« L’inceste procède d’une généa-logique »

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Jean-Luc Viaux

Docteur en psychologie, professeur des universités, expert honoraire, enseignant en psychologie légale, Jean-Luc Viaux est l’auteur de Les incestes. Clinique d’un crime contre l’humanisation (éd. érès).

Crédit photo DR
Dans son livre Les incestes, le psychologue Jean-Luc Viaux invite à renouveler son regard sur un crime dont il cherche à décrypter les mécanismes, à travers de nombreux exemples recueillis durant ses quarante ans de pratique. Un vaste coup de pied dans la fourmilière, qui impose de dépasser la seule question sexuelle à laquelle l’inceste est souvent réduit.

Actualités sociales hebdomadaires - La parole des victimes se libère, mais la vraie nature de l’inceste nous échappe, expliquez-vous…

Jean-Luc Viaux : On observe depuis plusieurs décennies la résurgence de l’inceste dans les médias. A chaque fois, nos gouvernants s’agitent et chacun y va de sa petite recette pour entendre, traiter, punir… Mais on ne regarde pas la réalité en face : l’inceste n’est pas une maltraitance comme une autre, il ne peut pas être assimilé à la seule question du viol ou de l’agression sexuelle. Pourtant, en France, un malentendu persiste, qui consiste à en faire un strict interdit sexuel, un crime certes odieux, mais confondu avec n’importe quel autre crime sexuel. Or comprendre l’inceste uniquement comme une faute sexuelle, c’est n’y rien comprendre. Cette vision réductrice empêche de penser l’acte pour ce qu’il est, un crime contre l’humanisation, une attaque contre la filiation, puisqu’il « désidentifie » le sujet et le désarrime de lui-même pour en faire un autre. Prenons Pierre, un de mes patients, rattrapé par la justice parce qu’il a fait un enfant à sa fille mineure, Malika. Il me raconte qu’il a aussi eu deux enfants avec sa belle-fille majeure, Mélanie, la première fille de sa femme, qu’il a élevée. Voilà donc trois enfants qui ont pour père le mari de leur grand-mère. Comment doivent-ils l’appeler ? Papa, papi, tonton ? Cette situation est impensable, mais elle est beaucoup plus courante qu’on ne le croit.

L’inceste arrive-t-il par hasard ?

Au contraire, il s’agit d’une atteinte spécifique qui touche à l’essence du sujet : la victime est victime d’inceste du seul fait de la place qu’elle occupe dans la lignée, comme d’autres personnes sont victimes au seul nom de leur couleur de peau ou de leur appartenance à une religion. Il faut savoir que l’inceste, quand il est agi sexuellement, ne surgit pas dans un ciel familial serein, car il procède d’une « généa-logique » qui puise sa source dans le déplacement des personnes et l’ambiguïté des filiations qui en découle. Qui a examiné des familles où l’inceste s’est produit sait qu’en cherchant dans les ascendants on retrouvera des configurations incestueuses et qu’un risque existe pour les générations suivantes. L’inceste n’est généralement pas un événement ponctuel et limité dans le temps, mais une suite d’agressions qui peut durer des années. Dans ces familles, certaines mères font partie de la configuration incestueuse, car elles ne respectent pas l’interdit. Ce ne sont certes pas elles qui mettent la main dans la culotte de leur enfant, mais elles le livrent à l’auteur, notamment en se taisant. Toutes les femmes à qui leur enfant se confie ne sont pas passives, heureusement. Mais celles qui ont entendu, ont vu et se sont tues posent la question de ce qui sous-entend leur participation à l’inceste.

Que faire des auteurs ?

En admettant, comme l’avance la Ciivise (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants), qu’il y ait 160 000 enfants victimes d’inceste par an, à supposer – ce qui n’est pas le cas – qu’on les connaisse tous, alors on peut sous-entendre qu’il y a presque autant d’auteurs. C’est le double du nombre actuel de condamnés derrière les barreaux. Inutile donc d’espérer tous les mettre en prison. Même si ceux qui sont condamnés le méritent, même si c’est une voie nécessaire, on n’empêchera pas la perpétuation de ce crime généalogique vieux comme le monde. J’ai vu des pères condamnés pour inceste rentrer chez eux à leur sortie de prison, où leur femme les attendait et qui recommençaient à vivre avec l’enfant incesté. On peut toujours traiter les auteurs pour s’occuper de leurs pulsions sexuelles, mais cela ne changera pas grand-chose, car très souvent l’inceste ne relève en rien d’une frustration sexuelle. Il s’agit donc de réinstituer l’agresseur à sa place dans la filiation pour contenir la pulsion meurtrière qui l’a poussé à vouloir supprimer une génération. Une des solutions pour y remédier consiste à ce que les familles se parlent. En Belgique, à la clinique Saint-Luc de Bruxelles, nous proposons depuis trente ou quarante ans une prise en charge thérapeutique à l’ensemble des membres de la famille. L’idée est de rétablir une circulation de la parole qui puisse redonner la place de chacun dans la lignée.

Que gagnerait-on à changer notre regard sur l’inceste ?

Si l’on déclarait, comme en Allemagne ou en Italie, que l’inceste est un crime contre la famille parce qu’il détruit une part de la filiation, cela changerait tout le discours général, et par là même la prévention. Il faudrait cependant d’abord revoir tout notre discours sur l’Interdit avec un grand « i », en inventer une définition et l’inscrire dans un texte légal. C’est un débat de société, éthique, pas seulement entre thérapeutes, juristes et législateur. Sans ce débat, notamment sur ce qu’est une famille occidentale au XXIe siècle, sans l’édification de limites cohérentes au désordre des désirs incestueux, rien n’empêchera la transmission de la transgression. L’inscrire dans la loi pénale n’est pas suffisant, cela passe aussi par l’éducation. Si les enfants recevaient une réelle formation aux droits de l’enfant et non pas quelques vagues principes issus de la Convention internationale de 1989, ils sauraient pourquoi chacun a le droit d’être respecté dans son individualité, son développement. Il est fondamental de mettre chaque enfant au travail psychiquement pour qu’il sache qu’il n’est pas déplaçable dans la généalogie. Il faut aussi une éducation à la sexualité digne de ce nom. Trop d’institutions, de groupes professionnels sont encore réticents quand il est question de parler de sexualité aux enfants, comme à l’école.

Comment améliorer la prise en charge des enfants victimes ?

L’école est le lieu où l’enfant se rend obligatoirement sans sa famille ; c’est donc le seul espace dans lequel, quand on vit dans une famille incestueuse, on peut entendre que des situations ne sont pas « normales », comme le croient tant d’enfants victimes qui se taisent. Ceux-ci ont besoin de tels lieux, mais aussi de personnes-ressources, de parcours judiciaires adaptés, ouverts, d’où l’on peut se retirer, quitte à revenir, sans être mal jugé. Les victimes ont aussi le droit d’avoir des interlocuteurs formés, c’est-à-dire ayant reçu au moins 50 heures d’enseignement. Cela est nécessaire pour en tirer une synthèse, sans compter l’apprentissage des techniques d’écoute. En revanche, si c’est pour les former sur le fait que l’inceste est uniquement une histoire de sexe, ça n’est pas la peine. Tout le monde sait que coucher avec un enfant n’est pas bien. Ce que l’on vise, à travers l’éducation et la formation, c’est à mettre un terme à ce fléau en protégeant la future génération, celle qui n’est pas encore née.

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