Actualités sociales hebdomadaires - Aborder la question de la valorisation des rôles sociaux, n’est-ce pas évoquer une dévalorisation antérieure ?
Raymond Lemay : La dévalorisation est universelle. Il n’est pas de société sans dévalorisation et sans exclusion, le réflexe est primitif. L’être humain est tribal et les regroupements se font sur une base de similitudes et de valeurs. Un des systèmes adaptatifs ayant permis la survie de l’homme est le système perceptif, qui est constamment en train d’évaluer et de donner sens à ce que nous percevons : « Est-ce que je connais cette personne ? » « Est-elle amie ou ennemie ? » « La chose perçue est-elle bénigne ou dangereuse ? » Devant la perception d’un inconnu ou d’une personne différente, la réaction consiste à être sur le qui-vive, à éviter, à fuir ou à exclure. Tout ça se passe de façon automatique, presque inconsciente. Nous avons donc tendance à valoriser les personnes qui font partie de notre groupe et à dévaloriser ceux qui présentent des différences que l’on juge négativement. C’est pour cette raison que nous avons des stéréotypes au sujet des « autres ». Nous estimons les personnes de notre groupe, qui incarnent les valeurs de notre société. Et dans les sociétés occidentales, ces valeurs incluent une certaine conception de la beauté du corps, la santé, la force, le pouvoir, la compétence et le succès, les études, certaines croyances, etc. Les personnes qui ne correspondent pas à ces valeurs sont à risque de dévalorisation et d’exclusion.
La valorisation des rôles sociaux préconise une stratégie préliminaire à la réalisation d’une société inclusive : la conscientisation. Il faut faire monter à la surface de la conscience les réflexes perceptuels. L’ouverture de la vie sociale aux personnes exclues ne se fera que par des actions délibérées et conscientes.
Quels moyens faut-il concrètement mettre en œuvre dans le travail social En matière de formation à la VRS ?
Il s’agit de mettre en œuvre la participation sociale des personnes vulnérables ou handicapées, de leur permettre de participer et d’entretenir des relations avec Monsieur et Madame Tout-le-Monde. En fait, ces relations peuvent revêtir la forme de simples interactions : les gens partagent des rôles sociaux dans la cité. Les relations entre les commerçants et des habitants qui se trouvent sur la place du marché sont ordinaires et régulières. Mais celles et ceux qui vivent avec un handicap en sont exclus, ils ne participent pas à ces petits rôles sociaux, qui peuvent devenir plus grands dès lors qu’on peut établir des connaissances, des contacts, parfois même des amitiés. Les personnes en situation de handicap, la chose est bien connue, restent souvent seules et oisives. Leurs relations se limitent à la famille et aux travailleurs sociaux, c’est un signe d’exclusion.
Il faudrait que les travailleurs sociaux et toutes les autres professions du médico-social s’entendent sur des buts et des objectifs. L’accompagnement est un processus, ce n’est pas un but. Le but, c’est de permettre aux gens de participer pleinement à un quotidien ordinaire et d’avoir accès à ce que l’on nomme les « bonnes choses de la vie ». Dans les équipes, il faut donc partir des objectifs avant même de commencer à parler des processus et des moyens à déployer pour les réaliser.
Dès lors, en tout premier lieu, il faut faire un pas en arrière avant d’approfondir : pourquoi l’exclusion et pourquoi la dévalorisation ? Ensuite, quels sont les buts et objectifs de l’intervention sociale ? Enfin, en termes de moyens, il faut apprendre à se lier aux personnes qui ont des handicaps ou qui sont marginalisées, à les connaître, pas seulement de façon superficielle où professionnelle mais de manière plus profonde et peut-être plus intime.
Les travailleurs sociaux ne sont pas les seules personnes qu’il faut former, la question est beaucoup plus large. En soi, la présence de ces professionnels est un signe de marginalisation. Si les personnes handicapées étaient accompagnées par chacun de nous, elles auraient leur place dans la société. C’est peut-être utopique, mais il y aurait probablement moins grand besoin de travailleurs sociaux pour accompagner la marginalité.
Finalement, ne s’agit-il pas davantage de travail sociétal que de travail social ?
Oui, dans un sens, car le travail social à lui seul est un support à la marginalisation si l’action d’inclusion n’est pas placée au cœur de la société. Une société inclusive doit se développer étape par étape. Les lois ont la capacité à programmer des réformes, mais il faut opérer un changement de nos normes et de nos valeurs. Evidemment, ces évolutions prendront le temps de quelques générations.
Il faut réduire peu à peu l’écart expérientiel entre la vie marginalisée de personnes en situation de handicap et la vie bien remplie des personnes dites « valides ». Par exemple, une action citoyenne pourrait consister à faire en sorte que les établissements et services d’aide par le travail (Esat) soient installés en beau milieu de la place publique et que leurs bénéficiaires soient en interaction permanente avec Monsieur Tout-le-Monde. Ce n’est qu’une partie de la réponse évidemment, car la place idéale pour les personnes handicapées est dans l’emploi, dans de vrais jobs en entreprise.
Outre le travail, un des rôles sociaux les plus importants commence par l’école. On naît dans des familles avec quelques rôles sociaux très importants de fils, de filles, et nos parents nous introduisent à la vie sociale notamment par l’école. On s’y fait des amis, tandis que les enfants handicapés sont exclus de ces processus tout à fait naturels.
Les échanges entre élèves sont riches, ils permettent la rencontre de l’autre et l’établissement de relations plus profondes ; de même que le travail n’est pas simplement la réalisation d’une tâche professionnelle, d’un métier, il est aussi un lieu de d’échanges. En France, les enfants porteurs de handicaps ne sont pas inclus dans le système scolaire, ils sont suivis dans des dispositifs spécifiques alors que tout doit commencer à l’école, et même le plus tôt possible, à la garderie, pour ensuite se poursuivre à tous les stades de la vie.
« L’Adapei (Association départementale de parents et d’amis de personnes handicapées mentales) de l’Eure a été créée il y a cinq ans avec le développement de la valorisation des rôles sociaux comme projet associatif. Le 20 septembre, nous avons organisé une journée d’étude en présence de Raymond Lemay. Cette formation s’adressait notamment aux foyers d’hébergement, Esat, MAS, FAM et IME(1), car, sur le terrain, force est de constater que, au-delà de la société, le système et même parfois les services sociaux dévalorisent inconsciemment les personnes vulnérables ou en situation de handicap. Par exemple, les réunions de travailleurs sociaux qui se tiennent en l’absence des personnes concernées représentent une forme d’exclusion. Partir des compétences et des qualités d’une personne, plutôt que de ses carences ou de ses symptômes, est également une démarche qui n’est pas toujours automatique. Or l’image positive a une forte incidence sur la progression de la personne vers une vie normale. Au-delà, une multitude de petites choses sont également à repenser, de menus détails perçus au quotidien, comme ces minibus qui portent le logo du handicap. La valorisation des rôles sociaux suppose une réflexion préalable sur un ensemble de faits et d’attitudes. »
(1) Etablissements et services d’aide par le travail, maisons d’accueil spécialisées, foyers d’accueil médicalisés et instituts médico-éducatifs.