Tandis que la lumière d’hiver décline doucement au-dessus de la crèche, des cris d’enfants résonnent encore au bout du couloir. Dans la salle des « coccinelles », une dizaine de jeunes pousses s’activent autour de gros cubes de Lego colorés pendant qu’un petit groupe est assis en cercle à écouter la lecture de « Loup y es-tu ? ». C’est bientôt l’heure d’enfiler manteaux et bonnets pour retrouver les mamans à la sortie. Sur la grande porte vitrée donnant sur la cour, des dessins de feuilles mortes aux couleurs de l’automne se confondent avec le décor extérieur, où les feuilles tombées des arbres jonchent le sol et tapissent le toboggan.
Située sur les hauteurs de Rillieux-la-Pape, en périphérie lyonnaise, la crèche Les Calinous s’inscrit parmi les 92 établissements d’accueil de jeunes enfants gérés par la Fédération Léo-Lagrange. Installée au cœur d’un quartier de la politique de la ville (QPV), elle accueille 90 familles. Depuis un peu plus d’un an, elle fait partie d’un dispositif expérimental appelé « Parents autonomie réussite », destiné à accompagner des parents en situation de précarité ou d’isolement. « Le projet a été déployé dans le cadre de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté », explique Audrey Dordain, directrice de la crèche. L’objectif : identifier des parents dont les enfants sont déjà inscrits à la crèche pour leur proposer un suivi socioprofessionnel dans les locaux mêmes de l’établissement. Initialement prévu pour démarrer fin 2020, le dispositif a été officiellement lancé en avril 2021. Il s’appuie sur le concours de plusieurs acteurs : la crèche, mais aussi les branches « formation » et « petite enfance » de la Fédération Léo-Lagrange. « Les besoins existent des deux côtés : d’une part, au sein des crèches situées en QPV qui accueillent plus de 50 % de familles en situation de précarité ; d’autre part, les bénéficiaires que nous suivons dans nos dispositifs de formation et d’insertion et qui rencontrent des difficultés de garde d’enfants. L’idée est de croiser les deux », explique Elisabeth Alves, manager d’activité pour l’Institut de formation Rhône-Alpes (Ifra), la branche « formation » de la Fédération Léo-Lagrange.
A l’entrée de la crèche, le bureau chauffé a des airs de cocon. C’est là que se déroulent les rendez-vous individuels avec les familles. Ou, plus exactement, avec les mères. « Le suivi s’adresse aux parents, mais, dans les faits, ce sont essentiellement des mamans, presque toujours en situation monoparentale », abonde Kelly Cardon, conseillère en insertion chargée de l’accompagnement des familles. Chaque mercredi, elle tient une permanence au sein de la crèche. Les équipes encadrantes de la crèche se chargent d’assurer le relais entre les familles et Kelly Cardon. En début d’année, elles présentent le dispositif et orientent les personnes susceptibles d’être intéressées ou dans le besoin. Surtout, le choix de la crèche n’est pas anodin. « Le fait que l’enfant soit déjà accueilli ici est une manière d’alléger la charge mentale des mamans, poursuit la directrice des Calinous. Faute de solution de garde, celles-ci sont très souvent pénalisées pour se rendre aux rendez-vous. C’est un frein de moins dans l’accompagnement. »
Un lieu de confiance
De plus, la crèche apparaît à la fois comme le premier lieu de prévention des difficultés économiques et sociales, et comme celui d’une confiance préétablie avec les professionnels de la petite enfance. « Un lien existe déjà, vu qu’elles nous confient leurs enfants. L’idée est que la crèche devienne un lieu d’inclusion », appuie Kelly Cardon. Palmyra Kalemba Kindembo a 36 ans. Mère d’une jeune femme de 18 ans et d’un garçon de 7 ans, sa petite dernière est actuellement inscrite à la crèche Les Calinous, à Rillieux-la-Pape. Elle est entrée dans le dispositif à ses débuts, en mai 2021. « Profiter des rendez-vous directement sur place m’a facilité les choses, raconte-t-elle. Au départ, j’étais en formation, je n’avais pas beaucoup de créneaux libres. Généralement, on se rencontrait avec Kelly lorsque je déposais ma fille le matin. Ainsi, on connaît déjà le cadre et les personnes qui y travaillent. Je me suis tout de suite sentie en confiance. »
Originaire du Congo-Kinshasa, Palmyra Kalemba Kindembo est arrivée en France il y a quatre ans et demi. D’abord hébergée en foyer d’accueil avec ses enfants, sa première priorité a été d’obtenir un titre de séjour – elle est aujourd’hui sous protection internationale –, puis un logement pérenne. Titulaire dans son pays d’une licence en sciences économiques, la jeune femme s’est rapidement consacrée à son insertion professionnelle dans l’Hexagone. « J’ai effectué une demande d’équivalence, mais j’avais besoin d’acquérir des bases en comptabilité, car le système n’est pas le même dans les deux pays. Au moment d’entamer le suivi avec Kelly, j’étais en recherche de stage. » Lors des premiers rendez-vous, elle établit avec l’aide de la travailleuse sociale un plan d’action afin de lister ses objectifs. « Même si ce n’est qu’un exemple parmi d’autres, elle m’a aidé à formuler correctement mon CV et à identifier les structures qui pouvaient me convenir, complète la trentenaire. Chez nous, on parle français, ce n’était pas tellement le problème de la langue, mais de toutes les démarches, l’administration… » Aujourd’hui, après des stages puis un premier mois de travail intérimaire au sein de la Fédération Léo-Lagrange, Mme Kalemba Kindembo vient d’être recrutée comme assistante comptable dans une société lyonnaise.
« Pour certaines bénéficiaires, il sera nécessaire de se rencontrer toutes les semaines pendant plusieurs mois, quand d’autres ne me sollicitent que pour quelques rendez-vous. C’est vraiment du cas par cas », détaille Kelly Cardon. Depuis le lancement, il y a moins d’un an, 15 familles ont intégré le dispositif. Les profils sont divers, entre une mère avec un master de microbiologie en quête d’un stage, une femme d’entretien qui espère se reconvertir en gestionnaire de paie, ou encore une quinquagénaire dont le mari est tombé gravement malade et qui voudrait trouver un premier emploi pour subvenir aux besoins de sa famille. « Les situations vont de l’urgence à la préparation d’un projet professionnel », confirme la chargée d’insertion. Cependant, certaines problématiques sont récurrentes : l’accès à la langue, à la mobilité, ou encore la difficulté face aux démarches administratives. « Beaucoup arrivent de l’étranger et doivent tout recommencer en arrivant ici. » Dans l’ensemble, la conseillère se heurte aussi fréquemment à des difficultés liées aux grossesses et aux congés maternité… « Mais souvent, les objectifs et les attentes évoluent au fil des mois, ce qui est positif », souligne la jeune femme.
Aucune contrepartie
Pour démarrer le suivi, aucun critère spécifique n’est demandé aux familles. « N’avoir aucun compte à rendre et pouvoir adapter la fréquence des rendez-vous, cela change tout ! », affirme Elisabeth Alves, manager de l’Ifra. En tant que conseillère d’insertion, Kelly Cardon travaille également comme référente dans le cadre de l’attribution du revenu de solidarité active (RSA). Elle reçoit ainsi des bénéficiaires lors de convocations obligatoires. « Entre les personnes que je vois dans le dispositif de la crèche et celles qui viennent pour le RSA, je constate les mêmes freins, à savoir des problèmes de qualification, de mobilité, de manque de confiance et de méconnaissance des dispositifs. Mais la relation diffère complètement. » Pour quel motif ? Un principe de libre adhésion, en l’absence de toute contrainte et surtout de contreparties. « Rien n’est imposé aux familles qui viennent aux rendez-vous, tandis que dans le cadre des dispositifs de droit commun, en France, les aides sont très conditionnées », appuie Kelly, avant d’ajouter : « Dans les faits, on ne constate aucune absence, au contraire. Les mamans sont particulièrement volontaires et demandeuses. Quand rien n’est imposé, elles se sentent moins jugées, se confient davantage et reprennent confiance en elles. C’est une étape indispensable pour élaborer des projets de vie. J’ai, par exemple, accompagné une maman qui, avant d’arriver, était inscrite dans un autre dispositif ; mais lorsqu’elle est tombée enceinte, tout s’est arrêté du jour au lendemain. La situation a été très violente. »
Le sentiment est partagé par Palmyra Kalemba Kindembo. « Peut-être que c’est dans la tête, mais c’est moins carré que les suivis qui se déroulent au sein d’un bureau administratif. » Moins rigide, plus humain… Si les bénéficiaires font toutes ce constat, les travailleuses sociales en retirent, elles aussi, un vrai sentiment de satisfaction professionnel. « J’ai l’impression de partager un moment convivial, sans pression. Les démarches aboutissent, les personnes deviennent vraiment actrices de leur projet, elles se saisissent de tous les outils que je leur propose », se réjouit Kelly Cardon. « C’est aussi un autre rapport à la parentalité qu’on appréhende, complète Audrey Dordain. Nous avons l’habitude, au sein de la crèche, d’accompagner les familles. Là, c’est prendre en compte la personne elle-même, pas uniquement dans son rôle de parent. »
Travailleuse sociale de formation, Karine Baudouin est aujourd’hui déléguée territoriale chargée du secteur de la petite enfance à la Fédération Léo-Lagrange. Elle coordonne notamment le dispositif « Parents autonomie réussite » dans une crèche de Saint-Etienne dont l’expérimentation a été lancée en même temps que celle de Rillieux-la-Pape. En six mois, dix familles ont été accompagnées. « On tisse un rapport complètement différent avec les mamans, simplement car c’est nous qui allons vers elles, et pas l’inverse. Cette notion d’“aller vers” devrait être centrale dans le travail social, mais avec plusieurs centaines de dossiers chacun, les conseillers Pôle emploi ou les salariés des missions locales ne peuvent pas l’appliquer », souligne Karine Baudouin.
Un nouveau maillon
Pour Palmyra Kalemba Kindembo, l’atout est de bénéficier d’un suivi complet : « En temps normal, je dois me tourner vers une assistante sociale pour mes factures, vers Pôle emploi pour la recherche de stage ou de formation. » Pas question, pour autant, que le dispositif empiète ou remplace les structures existantes. « Nous avons du temps et de la flexibilité, mais l’idée est de devenir un nouveau maillon sans nous substituer aux autres partenaires », précise Karine Baudouin. Servir de relais et faire office de couteau suisse, c’est bien le rôle des conseillères sociales comme Kelly Cardon. Mais, en cas d’impasse, elles renvoient vers d’autres partenaires. « Une chargée d’insertion possède une vision large des problèmes mais n’a pas vocation à tout maîtriser. Je réoriente généralement quand les freins concernent le logement ou des aspects médicaux. Au fond, mon vrai rôle consiste à rassurer et à éviter que les personnes ne se perdent pas dans la nature. Autrement dit, à maintenir un lien coûte que coûte, un échange, et à ramener les bénéficiaires vers le droit commun, parfois via des structures plus institutionnelles », analyse Kelly Cardon.
Si l’entrée dans le programme ne requiert aucune condition, le suivi peut s’étaler sur une durée indéterminée. « Tant que l’enfant est à la crèche et que la maman le nécessite, l’accompagnement peut se poursuivre », souligne sa directrice, Audrey Dordain. Actuellement concentrés sur les crèches Les Calinous, à Rillieux-la-Pape, et La Source, à Saint-Etienne, les rendez-vous pourraient s’étendre à de nouvelles crèches dès le premier semestre 2022. Reste la question épineuse des financements. Après une première année d’expérimentation, les subventions ont été reconduites pour un an. Les porteuses du projet espèrent désormais pérenniser leurs actions, en ciblant notamment des crèches municipales, toujours placées dans des quartiers prioritaires de politique de la ville.