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Jeunes placés : une grande famille comme repère

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HL - FRANCE - NANTES - REPAIRS

Les soirées "Les Pieds dans le plat" sont l'occasion de partager son vécu et les difficultés d'insertion

Crédit photo Jean-Michel Delage
Créée en 2014, la communauté d’entraide Repairs développe un réseau regroupant des personnes qui ont pour point commun d’avoir vécu une situation de placement pendant leur enfance. En Loire-Atlantique, l’Adepape Repairs ! 44 organise régulièrement des dîners pour aider les jeunes majeurs sortant de l’aide sociale à l’enfance.

« Quelle utilisation pourriez-vous avoir de cet objet ? Dites-moi tout ce qui vous passe par la tête », énonce Denise Asselin, vice-présidente de l’association Repairs ! 44, une vieille table pour poser un projecteur de diapositives entre les mains. Tour à tour les participants, qui ont pris place sur des chaises et des fauteuils composés de palettes en bois et de gros coussins bariolés, se lancent dans des explications toutes plus décalées et absurdes les unes que les autres : « On peut s’en servir comme d’un déambulateur » ; « ça pourrait être un système pour labourer les prés » ; « moi, je l’utiliserais pour poser mes sodas quand je joue à la Play ». Jean-Michel Beau, le président de l’association, assure, l’air très sérieux : « Il s’agit d’un plateau d’envol pour les petits oiseaux lorsqu’ils apprennent à voler à la campagne. » Des rires fusent et des voix sceptiques s’élèvent au sein des locaux de l’association situés dans le quartier de la gare maritime, à Nantes.

Comme tous les premiers et derniers mercredis du mois, Repairs ! 44, une association départementale d’entraide des personnes accueillies en protection de l’enfance (Adepape) créée « par et pour » les enfants placés, organise « Les Pieds dans le plat », un repas d’entraide destiné à répondre de manière collective aux difficultés rencontrées par les jeunes sortant de l’aide sociale à l’enfance (ASE). De 19 h à 22 h, les échanges s’enchaînent dans une atmosphère festive et bienveillante. Avant de rentrer dans le vif du sujet, des jeux sont mis en place pour « briser la glace » et permettre à chaque participant de mieux se connaître. « Nous souhaitons susciter l’interconnaissance des membres adhérents, le temps d’accueil est assez long », explique Alissa Denissova, l’une des cofondatrices et elle-même ancienne enfant placée.

Alors que plusieurs piles de pizzas viennent d’être livrées, il est temps de « mettre les pieds dans le plat ». Une expression imagée pour inciter à la confidence. Chacun peut, s’il le souhaite, s’exprimer sur son parcours, sa situation actuelle, sa personnalité et ses aspirations. « Je suis un passionné de Dragon Ball, expose John, la vingtaine, le visage fendu d’un sourire. En ce moment, je recherche un boulot et c’est compliqué. J’ai des difficultés de santé, cela effraie les entreprises en général. » Alissa Denissova intervient : « Est-ce que tu es en contact avec Cap emploi ? » Quelqu’un d’autre relance : « Dans quel secteur est-ce que tu effectues tes recherches ? » Ces échanges entre pairs permettent de mieux informer et orienter les personnes placées devenues jeunes adultes, qui font très souvent face à une précarité importante et à une méconnaissance du droit commun. « La fin de la prise en charge est difficile, l’isolement est prégnant à ce moment-là, rappelle Alissa Denissova, pour qui les chiffres parlent d’eux-mêmes.

Aujourd’hui, 70 % des jeunes sortant de l’ASE n’ont pas de diplôme, et 40 % des jeunes sans domicile fixe sont passés par la protection de l’enfance. Partager ses difficultés au sein de la communauté Repairs est également un moyen de se sentir entouré. « En se rendant compte que les obstacles sont partagés, on dédramatise, complète la cofondatrice de l’association. On se dit que ce n’est pas forcément de notre faute, et qu’il existe un problème systémique que nous pouvons analyser. » Un point de vue partagé par Mady Sissoko, qui participe pour la troisième fois aux « Pieds dans le plat ». « Ces rendez-vous m’ont permis de me sentir moins seul, cela m’a remonté le moral, explique le jeune homme de 22 ans, arrivé du Mali en 2015. J’ai été placé jusqu’à ma majorité. Ensuite, je n’ai pas eu de contrat jeune majeur et me suis retrouvé à la rue. A cette époque, Repairs n’existait pas ici. Cela m’aurait aidé à connaître mes droits et à créer des liens. »

Fondée en mai 2020, l’association Repairs ! 44 s’intègre au réseau national Repairs créé à l’initiative d’un groupe de jeunes sortant de l’ASE à qui on avait alors proposé de participer à une étude réalisée par les pairs sur les pairs. « Nous nous sommes rendu compte à ce moment-là que ce que nous avions à raconter de nos parcours se ressemblait beaucoup, aussi bien dans le positif que dans le négatif, rapporte Léo Mathey, actuellement président de Repairs ! 75 et qui comptait à l’époque parmi ces jeunes. Nous avons pensé à un espace dédié pour se parler, évoquer nos histoires, qui sont quand même assez particulières et que l’on a tendance à cacher. » C’est ainsi qu’est né Repairs ! 94 en 2014, puis Repairs ! 75 en 2015. Depuis deux ans, le réseau connaît un important développement et s’établit désormais dans huit départements. Un engouement lié aux différents rapports ayant vu le jour depuis quelques années sur les jeunes sortant de l’ASE, analyse Léo Mathey : « Le rapport “Dulin”, celui de la Fondation Abbé-Pierre, la proposition de loi “Bourguignon” et la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté ont notamment mis en lumière cette thématique qui est en train de devenir un sujet de société important. »

Un sujet de société

L’ADN du réseau repose sur l’idée que les adhérents peuvent à leur tour devenir aidants. L’objectif étant que les jeunes soient acteurs et non spectateurs des décisions prises au sein de l’association, et de rester au plus près de leurs attentes. « Certaines des personnes historiques qui fréquentaient “Les Pieds dans le plat” sont passées dans les instances dirigeantes et ont souhaité rejoindre le conseil d’administration », illustre Alissa Denissova. Sur chaque territoire, les actions phares de Repairs sont identiques. Outre « Les Pieds dans le plat », le réseau organise « Les Pieds sous la table », un autre dîner qui vise à présenter l’association et son action dans les structures de la protection de l’enfance (foyers, lieux de vie, unités d’accueil familial). Il s’agit alors de tisser un premier lien de confiance avec les jeunes en amont de leur sortie. A cette occasion, il leur est proposé d’adhérer à Repairs. Chaque antenne a également pour mission de développer des plaidoyers en direction des politiques publiques ou de la société civile.

Côté financement, le réseau tient à ne pas dépendre uniquement des départements pour préserver sa liberté de parole sur d’éventuels sujets de désaccord. Si elle est en partie financée par le département de Loire-Atlantique, l’association Repairs ! 44 bénéficie ainsi d’un fonds de dotation, qui a dernièrement permis de payer un utilitaire de sept places pour pouvoir couvrir tout le territoire, et l’Adepape pourrait bientôt débloquer des financements du secrétariat général pour les affaires régionales (Sgar), de la région ou de fondations. « Notre association n’entre pas totalement dans le champ de la protection de l’enfance. Elle a un pied dedans et l’autre dehors, car elle accueille aussi des jeunes qui ne sont plus pris en charge par l’ASE, détaille Alissa Denissova. Si nous avons un département très volontariste et en avance, bien qu’il reste énormément à réaliser, la couleur politique pourrait venir à changer. Nous devons sécuriser nos actions et nos prises de parole. »

Parmi les dépenses de l’association, figurent des nuits à l’hôtel. Si Repairs ! 44 a développé un carnet d’hébergeurs solidaires sur le territoire, cette option est parfois inévitable pour loger les jeunes sans solution. « Nous refusons qu’un pair dorme dehors, déclare Jean-Michel Beau. Nous avons déjà payé 150 nuitées d’hôtel. Cela représente un budget, auquel il faut ajouter les aides alimentaires, les cartes de transport, les forfaits de téléphone… Toutes les choses indispensables à l’insertion des jeunes. » Toutefois, la structure ne communique pas sur ces aspects-là, au risque que cela pérennise les dysfonctionnements institutionnels. « Nous ne devons pas nous substituer au droit commun, il faut rappeler aux partenaires et aux financeurs leur rôle, sinon c’est un puits sans fond », compare le président de l’association.

Place à l’émotion

Lors des différentes rencontres qui sont organisées, le vécu est utilisé comme outil de travail et les affects ont pleinement leur place dans la relation d’aide. « C’est ce qui marque la distinction avec le travail social : nous nous permettons l’émotion, nous lui laissons libre cours, soutient Jean-Michel Beau, qui n’a pas vécu de situation de placement mais a eu une jeunesse marquée par la violence et un parcours de rue. Ici, tout le monde raconte son histoire de vie – moi également. C’est ce qui nous lie. » Si aucun travailleur social n’exerce au sein du réseau, les liens avec les professionnels du secteur sont réguliers et indispensables. Ils servent à la fois à sensibiliser les différents acteurs aux enjeux rencontrés par les jeunes et à travailler collectivement à la recherche de solutions. A Nantes, ce soir-là, Sandrine Roul, coordinatrice du parcours L’Appar(T) chez Cap jeune, un service socio-éducatif et d’insertion pour les 16-25 ans, est venue présenter l’action de sa structure. « Nous pouvons vous aider dans vos démarches administratives et la recherche d’appartements. Notre porte est ouverte et nous sommes une équipe plutôt sympa », lance-t-elle dans un rire lorsque son tour est arrivé de se présenter. Consciente que beaucoup de jeunes présents sont fatigués à l’idée d’un énième rendez-vous protocolaire, elle souhaite leur proposer une alternative. « Si c’est pénible pour vous de vous retrouver devant un bureau, on peut vous proposer d’aller au resto, au bar ou alors ici, dans les locaux de Repairs. » Agé de 19 ans et devenu bénévole chez Repairs ! 44, Alan Calves confirme : « C’est lourd, les rendez-vous obligatoires avec les travailleurs sociaux. Ici, c’est différent, je prends plaisir à venir, j’arrive en avance. » L’association attache également de l’importance aux liens intergénérationnels. La diversification d’âge parmi les participants et les bénévoles participe à enrichir les échanges, selon Denise Asselin, vice-présidente, âgée de 62 ans. « Nous formons comme une grande famille », sourit-elle. Originaire du Québec, la sexagénaire a été placée dans une vingtaine de familles d’accueil de ses 9 ans à ses 17 ans et a ensuite eu « mille vies » professionnelles, de cheffe d’entreprise à auxiliaire de vie. Les dîners et les discussions avec les adhérents sont autant d’occasions pour chacun d’évoquer son parcours. « Au travers de notre vécu, nous montrons qu’il est possible de s’en sortir, qu’il n’y a pas de fatalité, même si ce n’est pas toujours facile. »

« Valeurs similaires, visages différents » Joana Manciaux, cofondatrice de Repairs ! 08 (Ardennes)

« Tous les Repairs fonctionnent selon les mêmes principes, partagent les mêmes valeurs et volontés d’actions. Mais les réalités territoriales restent quelque peu différentes. Elles dépendent, entre autres, des conseils départementaux, de la notoriété de l’association et de la taille du territoire. Chez nous, par exemple, la mobilité est un enjeu fort puisqu’il s’agit d’un territoire très rural. Il faut souvent quitter le territoire pour suivre ses études. Nous observons aussi une parentalité beaucoup plus jeune et une pauvreté propre au département. Pour le moment, nous ne sommes que trois membres du bureau et n’avons que deux jeunes bénévoles sur qui compter. Alors que d’autres Repairs ont une force vive plus importante. »

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