Siriman est un jeune de 13 ans d’origine malienne, de l’ethnie bambara. Déficient visuel, il est pris en charge par l’Institut national des jeunes aveugles (Inja). Scolarisé en classe de 5e, ce garçon est frontalement rebelle au cadre de l’institution et à l’autorité des adultes. Presque tous les jours, sa famille était interpellée par les professionnels, notamment son père, très présent et coopérant.
Un jour, Siriman a injurié une professeure, qui l’a sommé de sortir de la classe. Il a refusé cette injonction. S’étant rapprochée de lui pour imposer son autorité, la professeure a été violemment bousculée. En tombant, elle s’est gravement fait mal au dos, au point qu’elle a dû s’arrêter d’enseigner pendant plusieurs jours.
Le conseiller principal d’éducation (CPE) est intervenu en s’interposant physiquement. Siriman était tellement agité qu’il a fallu deux personnes pour le maîtriser. Quand il a retrouvé son calme, il a été reçu par le directeur des enseignements, le CPE et l’éducateur pour un rappel au cadre et une sanction proportionnelle à son passage à l’acte. Une exclusion temporaire avant un conseil de discipline a été décidée à son encontre. Au regard de la gravité de son geste, la sanction était à effet immédiat. Le CPE a appelé le père de Siriman pour venir le chercher. A son arrivée, l’éducateur s’est joint à la rencontre pour échanger avec lui en présence de son fils.
Nous connaissons bien M. Traoré et l’associons au suivi éducatif complexe de son fils. Le fait que l’éducateur soit originaire du Mali et parle la même langue que lui a favorisé un mode de coopération confiant. A peine avions-nous commencé la conversation que M. Traoré s’est levé pour assener une gifle violente à Siriman assis à côté de lui, tellement brutale qu’elle l’a projeté à terre, le visage enflé. Après son acte, M. Traoré est devenu tout penaud et nous a fait part de son sentiment de honte par rapport au comportement de son fils à l’égard des adultes, envers lesquels il doit avoir une attitude respectueuse, comme lui-même l’a été avec ses parents et ses aînés.
L’éducateur a rappelé au père qu’en France la gifle, la fessée et toutes autres violences éducatives ordinaires sont interdites. M. Traoré le savait mais il n’a pas pu se retenir.
Entre croyances et réalités
Le professeur Olivier Maurel, cofondateur de l’Observatoire de la violence éducative ordinaire, décrit le phénomène des violences éducatives ordinaires comme prévalant dans toutes les sociétés depuis l’origine des civilisations dotées d’une écriture. Cette pratique est à mettre en rapport avec la croyance qu’il existe chez les enfants des instincts animaux qu’il faut corriger : « L’usage de battre les enfants a contribué à faire naître, puis à répandre et à entretenir, une conception pessimiste de l’enfant, qui à son tour a renforcé la croyance dans la nécessité de les corriger par la violence, y compris préventivement à toute faute »(1).
En réagissant ainsi, M. Traoré a compris qu’il a enfreint la réglementation de protection de l’enfance qui régit les orientations de l’institution. Une réunion ad hoc à l’initiative de l’assistante sociale de l’établissement a été organisée par la suite. Etaient présents la pédiatre, la pédopsychiatre, le chef du service éducatif, l’éducateur référent, le CPE, le professeur principal et la directrice des enseignements. Un signalement auprès de la cellule départementale de recueil, de traitement et d’évaluation (Crip) a été décidé par l’équipe pluridisciplinaire.
Ce type de réponse pour « corriger » l’enfant qui a eu une mauvaise conduite est courant dans les sociétés patriarcales mandingues. Les corrections corporelles font partie des modes d’éducation. M. Traoré a-t-il agi ainsi parce qu’il avait le sentiment d’avoir « perdu la face » en tant que père, en la présence de l’éducateur issu du même groupe ethnique ? Celui-ci a déjà évoqué sa fierté de voir une personne de « sa communauté » occuper un tel poste à l’Inja. Et lui a demandé de considérer leur garçon Siriman comme son propre fils. A-t-il voulu ainsi donner des gages sur son affiliation à sa fonction de père ?
Nous pouvons considérer les deux hypothèses comme un appel au secours d’un père qui cherche du soutien et du sens car on n’élève pas seul les enfants, surtout quand il y a désordre dans les relations. Le psychologue Tobie Nathan parle, d’une part, de « trauma lié à la perte du cadre culturel d’origine »(2), qui est fait de « ruptures » avec l’environnement culturel initial de l’individu et de sa famille et, d’autre part, de la nécessité de reconstruire de nouveaux repères, de nouveaux liens, de nouveaux sens dans la culture du pays d’accueil(3).
La perte d’un statut
Au sommet de ces sociétés très hiérarchisées, se trouve fa (« père », en bambara) ou du-tigi(« propriétaire de la famille »). « Il tire son autorité de l’entourage social, qui impose le respect des personnes âgées. Mais aussi, sur le plan supra-social, il tient son autorité des ancêtres »(4). Suivent ensuite ses frères puinés (dogônis) et, enfin, les enfants (den missen).
La part répressive dans la modalité éducative du père est associée à l’idée qu’elle est dépourvue d’affectivité. Garant de l’ordre dans la famille, son autorité très forte ne doit pas être contestée ouvertement(5), la peur vient comme un ciment pour imposer l’autorité du fapar la force. Cette autorité « absolue » est mise à rude épreuve en situation migratoire.
En France, l’enfant de parents migrants est écartelé entre deux mondes : celui du « dedans », que constitue l’espace familial, et celui du « dehors », qui peut être l’école ou d’autres sphères où s’exercent les différentes modalités de sa socialité. Dans ce monde du « dehors », l’enfant expérimente un autre mode relationnel avec l’adulte, fondé sur une reconnaissance mutuelle où chacun a sa place.
Quant aux parents migrants, ils ont le sentiment d’être dessaisis de leurs prérogatives traditionnelles, car résidant désormais dans un pays qui a signé la Convention internationale des droits de l’enfant (Cide)(6) et mis en place des institutions qui le protègent, telle l’aide sociale à l’enfance (ASE). Construire une alliance d’aide, de soutien ou d’accompagnement nécessite alors le plus grand soin et des disponibilités psychiques permettant d’aider à sortir de ce clivage.
Dans le cadre de nos actions de soutien à la fonction parentale, combien de fois n’avons-nous entendu dire par des parents : « Nos enfants ne nous appartiennent plus » ? A ce sentiment de dépossession s’ajoute le manque de maîtrise du français et des arcanes de l’administration. L’enfant, né en France et mieux outillé sur ces aspects, devient le « détenteur du savoir ». Un monde se renverse donc. Maîtrisant la langue du pays d’accueil, à l’inverse de ses parents, c’est lui qui se charge de leur expliquer les codes. Il en résulte chez eux un sentiment de « perdre leur statut ».
Accompagner les familles
A l’Inja, il n’existe que deux espaces-temps dédiés à la rencontre des familles :
→ les journées portes ouvertes organisées deux fois par an ;
→ les réunions d’équipe de suivi de scolarisation auxquelles les parents sont conviés.
Dans les deux cas, la relation entre professionnels et familles fonctionne sur un registre vertical d’« expert » à « bénéficiaire ».
Au regard de ces observations, il nous a paru important que la réponse administrative (signalement à la Crip, intervention de l’ASE) et institutionnelle (application du règlement interne de l’établissement et du code de l’action sociale et des familles) doit nécessairement être doublée d’un accompagnement des parents en commençant par celui des enfants concernés par cette situation. Une grande majorité des jeunes accueillis par l’Inja sont issus de familles inscrites dans une trajectoire migratoire, mais il n’existe aucun dispositif idoine qui pourrait répondre à leur « manière de penser ».
Ce dispositif pourrait avoir une double mission :
→ un espace de paroles et d’échanges de savoirs, les professionnels (éducateurs, psychologues, infirmières, rééducateurs) seront dans une dynamique de partage, d’apprentissage(7) et de valorisation de la culture d’origine des familles ;
→ la configuration d’une équipe de médiation transculturelle, c’est-à-dire une équipe métisse, pluridisciplinaire adaptée aux situations préoccupantes. Elle interviendrait sur examen précis des indications posées par le service ou l’équipe.
La co-construction d’une idée métissée pourrait répondre aux attentes de chacun de voir les adolescents et les encadrants désireux de sortir de la peur d’apprendre et de changer. Cela dans une démarche complémentariste qui permet de déplier les représentations culturelles et les modalités éducatives par un accompagnement de l’adolescent et un soutien à ses parents dans ces moments de grande solitude, axe important de notre activité. Cette approche est aussi bien théorique que pratique.
Notes
(1) Dans Oui, la nature humaine est bonne ! Comment la violence éducative ordinaire la pervertit depuis des millénaires, O. Maurel, éd. Robert Laffont, 2009.
(2) Cité dans le Manuel de psychiatrie transculturelle. Travail clinique, travail social, M.-R. Moro, Q. De La Noë, Y. Mouchenik, éd. La Pensée sauvage, 2020.
(3) Article « La co-construction des liens en ethnopsychiatrie », M. A. Abdelhak, coll. Prisme, éd. Presses de l’université Laval, avril 1999.
(4) Article « L’organisation des familles », F. Ezembé, in L’enfant africain et ses univers, coll. Questions d’enfances, éd. Karthala, 2009.
(5) Article « Socialisation de l’enfant bambara », M. Fellous, in Journal des africanistes, t. 51, fasc. 1-2, 1981.
(6) Texte adopté par tous les pays des Nations unies le 20 novembre 1989.
(7) Cette part de l’apprentissage ne prend sa véritable valeur que si elle est accompagnée par les lectures et les formations des professionnels à la notion de « culture » et aux différentes aires culturelles des familles reçues par chaque institution.