Responsable du master « Recherche en travail social » au CNAM, la sociologue Anne Salmon avait déjà décrit les écueils du management à tous crins dans Alerte éthique dans l’action sociale (2023). Elle revient singulièrement pour les ASH sur ce type de dérives dans le secteur de la petite enfance.
A.S.H : Comment expliquez-vous les dysfonctionnements du secteur de la petite enfance ?
A. S. : Depuis l’ouverture du marché et le boom des crèches à but lucratif, la course aux profits a entraîné une dégradation de l'accueil des enfants avec la mise au jour de faits graves de maltraitance, de problèmes d’hygiène, d’insécurité physique et psychique. En cause, même si ce n’est pas la seule explication, la pression exercée sur les salariés de ces crèches qui peut affecter la qualité des relations avec les très jeunes enfants. Pour moi, ce problème est aussi lié à l’importation de méthodes de gestion issues des grandes entreprises du secteur industriel qui, dans les années 1990, ont imposé l’idée selon laquelle la concurrence est source de performance. En réalité, la généralisation de ce dogme au sein même des entreprises s’est accompagnée d’un affaiblissement des solidarités et des coopérations que généraient les collectifs de travail ; cette dislocation étant elle-même responsable de la perte de sens que connaissent actuellement les salariés de l’action sociale.
Pourtant, dites-vous, ces entreprises ont réagi face au mal-être de leurs employés ?
Certes, mais en guise de réaction, elles ont multiplié les discours sur les valeurs pour faire face aux démotivations et aux dysfonctionnements causés par le déficit de coopération et de coordination. Cela a donné lieu à la création de chartes éthiques mais aussi de référentiels en tous genres : qualité, code de bonne conduite, code de bonnes pratiques, etc. Des comités d'éthique ou encore de dispositifs d'alerte conçus pour dénoncer tout manquement aux prescriptions ont vu le jour. Et le secteur de la petite enfance n’y a pas échappé. Sur le site du groupe Les petits chaperons rouges, on trouve ainsi un code de conduite, une charte des achats responsables et éthiques, et la direction oblige les salariés à signer une charte de bientraitance à l'embauche.
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De son côté, le groupe People and Baby assure partager une forte éthique et met en avant 4 valeurs : la bienveillance, la responsabilité, l'innovation et le plaisir. Il diffuse une enquête de satisfaction dans laquelle, accrochez-vous, on apprend que 98,88% des parents se disent satisfaits de la qualité d'accueil. Les crèches La Maison Bleue, quant à elles, ont un référent éthique habilité à recevoir et traiter les alertes professionnelles. On est là, clairement, dans une logique de dénonciation. L’entreprise Babilou, pour sa part, met en avant une démarche d'amélioration continue de la qualité qui repose sur un référentiel unique. Ce référentiel sert d'appui à des audits annuels menés dans chaque établissement par un organisme certificateur indépendant. Au regard des scandales récents, l'efficacité de tout cet arsenal de dispositifs pose quand même question.
Pourquoi êtes-vous si critique concernant les modalités d’évaluation pratiquées dans le secteur ?
Actuellement, un pré-référentiel qualité est en cours de validation pour les crèches. Si les modalités d’application ne sont pas encore précisées, je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec le nouveau référentiel qualité des établissements sociaux et médico-sociaux élaboré en 2022 par la HAS (Haute autorité de santé). Celui-ci comprend 157 critères avec, et ça c’est inédit, un système de cotation. La première vague d’évaluation a eu lieu en 2023. Un bilan vient d’être publié par la HAS. Il est censé donner un aperçu fidèle du niveau de qualité de l'ensemble des établissements audités.
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Or, quand je vois les moyennes obtenues par les EHPAD en 2023, - 3,93 sur 5 pour « Bientraitance et éthique » (soit selon la HAS l’équivalent du score parfait), 3,74/5 pour « Expression et participation de la personne accompagnée » ou encore 3,63/5 pour « Co-construction et personnalisation du projet d’accompagnement » -, je doute que ces évaluations soient le reflet exact de la réalité. Comment seront faites les évaluations dans les crèches ? Y aura-t-il des organismes accrédités pour les réaliser ? Que fera-t-on des résultats ? Comment seront-t-ils utiles pour améliorer les pratiques professionnelles?
Je crains qu’elles aient surtout pour effet de bloquer la pensée en obligeant les salariés à se conformer à des normes professionnelles édictées hors sol par rapport aux réalités multiformes de terrain. S’il y a bien une chose que l’on ne perçoit pas dans ces nouveaux dispositifs, c’est l’ambition de restaurer les solidarités et de libérer les intelligences collectives. Toutefois, les lignes peuvent bouger. Si tant est que les acteurs locaux, les politiques et les usagers décident, ensemble, de recréer des espaces de débats pour repenser les conditions de travail, réfléchir et innover en refusant de plaquer les méthodes managériales issues du privé lucratif sur les associations et les établissements publics.
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