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Violences de couple : « La toute-puissance de l'impuissance » (Eric Macé)

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Crédit photo Pavo
A l’heure de #MeToo, les auteurs de violences de couple sont-ils rattrapés par des comportements hérités du patriarcat et d’une socialisation indifférenciée des garçons et des filles ? C’est l’hypothèse posée par le sociologue Eric Macé et des chercheurs de l’université de Bordeaux qui montrent que les violences de genre sont aussi liées à des masculinités vulnérables.
 
 

Sociologue à l’université de Bordeaux, Eric Macé a dirigé pendant trois ans une enquête pluridisciplinaire, intitulée « Les dimensions genrées des violences contre les partenaires intimes : comprendre le sens des actes et le sens de la peine pour les auteurs afin de mieux prévenir et réduire ces violences » dont les résultats ont été présentés en avant-première à Paris, lors d’un colloque organisé les 18 et 19 octobre par la fédération Citoyens & Justice en partenariat avec les ASH.

ASH : Qu’est-ce qui a motivé la recherche Genvipart et quelle a été l’hypothèse de départ ?

Eric Macé : En 2019, bien avant le Grenelle sur les violences faites aux femmes, je remarque le contraste entre la répétitivité de ces violences dans les faits divers de la presse régionale et un angle mort dans leur traitement médiatique, institutionnel et scientifique : le focus est mis, à juste titre, sur les victimes mais laisse dans l’ombre la question des auteurs et des ressorts de leur action. Il y avait donc matière à produire de la connaissance, d’où cette enquête Genvipart (1) qui devrait contribuer à mieux comprendre ce sujet. On pourrait penser que ces violences ne sont que la continuité des violences patriarcales mais on peut penser à l’inverse, comme je l’avais décrit en 2015 dans L’Après-patriarcat, que ces violences sont plutôt typiques de la transformation des rapports de genre. Et notamment de l’inversion des valeurs et de la normativité, avec le passage de la légitimité de l’asymétrie de genre qui excusait ou minorait ces violences en régime patriarcal, à la condamnation de ces violences comme déviantes aux normes égalitaires.

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Le problème est que ce moment de passage produit des tensions culturelles et subjectives. D’un côté, on sort du patriarcat, de l’autre, on continue à socialiser les filles et les garçons de façon différenciée. L’hypothèse de notre recherche est de dire qu’on ne peut plus considérer les violences contre un partenaire intime comme l’expression d’une domination dont les hommes seraient les agents. Mais qu’elles seraient plutôt le fait de masculinités rendues vulnérables par ces changements.
 

Votre enquête pointe un « égocentrisme contrarié » ou un « narcissisme blessé », c’est-à-dire ?

Ces concepts traduisent, dans des mécanismes cognitifs et psychologiques, une mise sous tension historique et sociologique de ce que sont les rapports de genre contemporains. L’enquête a montré qu’on avait effectivement affaire à des masculinités rendues vulnérables. Les violences conjugales ont toujours existé mais leurs significations sociales et psychiques sont modifiées. Dans le patriarcat, il existe un ordre asymétrique à faire respecter. S’il était transgressé, on pouvait exercer la violence en toute légitimité. Cet ordre étant remis en cause, les hommes se retrouvent dans des contradictions entre l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et les attentes genrées d’aujourd’hui, qu’ils doivent gérer. L’égocentrisme contrarié et le narcissisme blessé se sont construits sur la patriarcalité.

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Il y a un continuum des violences mais elles n’ont plus le même sens. Le « crime de propriété » à propos du féminicide reste lié au modèle patriarcal, mais il ne s’agit plus d’un homme qui exerce son droit de propriété. Il s’agit d’un homme qui ne peut plus se définir comme propriétaire, soit exactement l’inverse.

Comment avez-vous distingué non pas des profils d’auteurs mais des logiques d’actions ?

Nous nous sommes appuyés sur des dossiers judiciaires avec les dépositions, les témoignages, le suivi du Spip (service pénitentiaire d’insertion et de probation), des entretiens, des observations (2)… Alors qu’il existe une littérature importante qui définit des « profils » psychologiques d’auteurs de violence, nous avons préféré définir des « logiques d’action » qui concernent potentiellement tous les hommes dès lors que leurs masculinités sont le produit d’une fabrique sociale. Quatre modalités de violence ont été repérées :

  • les violences relationnelles, inscrites dans l’économie du couple ;
  • les violences conjoncturelles, qui sont déclenchées par un événement spécifique ;
  • les violences « oppressives » qui sont des violences « froides », organisées ;
  • et les violences « anomiques », qui sont des violences « chaudes », liées à un emportement.

Lorsque la violence est à la fois anomique et relationnelle, on parle de « violence habituelle », qui ne s’exprime pas seulement vis-à-vis de la conjointe.

Lorsque la violence est à la fois anomique et conjoncturelle, on parle de « perte de contrôle de soi », ce qui est fréquent notamment lors de séparations difficiles, qui confrontent les masculinités à des charges émotionnelles et de stress que les garçons ne sont pas préparés à gérer calmement.

Lorsque la violence est à la fois oppressive et relationnelle, on parle de logique d’emprise : la violence est le plus souvent psychologique et fondéee sur un contrôle égocentrique, le recours à la violence physique est une manière alors de tenter de le renforcer et de le maintenir.

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Enfin, lorsque la violence est à la fois oppressive et conjoncturelle, notamment en cas de rupture, les masculinités sont confrontées à la blessure narcissique d’une perte de contrôle et de remise en cause de leur identité même qui a besoin de cette asymétrie pour se sentir exister : elle prend alors souvent la forme d’un harcèlement et peut conduire, par un effet de ressassement obsessionnel, à des violences physiques meurtrières. L’auteur marque ainsi paradoxalement la toute-puissance de son impuissance révélée.
 

La violence conjugale concerne-t-elle tous les milieux sociaux ?

Les statistiques montrent que les auteurs de violences se retrouvent dans toutes les classes sociales. Mais dans les services pénitentiaires d’insertion et de probation, qui suivent toutes les personnes condamnées, il y a une surreprésentation des milieux les plus désaffiliés socialement, avec des comportements violents sous-tendus par des parcours chaotiques, des brutalités intrafamiliales, des placements, des difficultés sociales… La violence semble constitutive de la vie des auteurs. En revanche, les gendarmes ou les policiers – qui voient tous les cas avant le filtre judiciaire – rencontrent des auteurs de tous milieux. Toutefois, plus les violences sont graves, plus elles sont majoritairement commises par des hommes avec des facteurs de risques clairement identifiés : faible niveau d’études, inactivité professionnelle, consommation régulière d’alcool ou de drogues, migrants en difficulté d’insertion (ce qui n’est pas le cas des descendants de migrants). Avoir un diplôme inférieur à sa partenaire ou/et être plus âgé qu’elle joue aussi. Dans l’emprise, 70 % des auteurs sont insérés professionnellement. Dans les enquêtes en population générale, les violences psychologiques concernent un couple sur cinq et proportionnellement autant de femmes que d’hommes – à ceci près que les violences exercées par les femmes, d’autant plus minoritaires qu’elles sont graves, n’ont pas les mêmes ressorts que celles des hommes.

En quoi votre recherche peut-elle aider à lutter contre ces violences ?

Depuis le départ, il y a un objectif de prévention. L’idée est que celle-ci soit capable d’agir sur les ressorts même de la violence qu’exercent les auteurs plutôt que sur la seule reconnaissance du caractère violent et déviant de leur conduite. Notre approche en termes de logiques d’action permet de distinguer les formes de masculinités vulnérables qu’elles traduisent, et donc de ne pas confondre le travail effectué sur la logique d’emprise, qui concerne certains d’entre eux, avec le travail sur la logique de perte de contrôle, par exemple.

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Autre volet essentiel : comment se fait-il que la société continue à produire des garçons et des hommes incapables de mobiliser d’autres ressources que la violence pour résoudre les tensions ? C’est tout l’enjeu de l’éducation, de la socialisation, des stéréotypes précoces avec, au collège, des garçons qui passent encore souvent par un stade misogyne et homophobe d’affirmation de leur masculinité. Pour l’heure, en France, les masculinités vulnérables sont absentes des dispositifs de prise en charge des auteurs. On fait comme si le genre n’était qu’une circonstance aggravante de violences ordinaires. Au Québec, en Suède ou en Espagne, la dimension genrée de ce type de violences est reconnue et un accompagnement spécifique, différencié, est mis en place.

On fait comme si le genre n’était qu’une circonstance aggravante de violences ordinaires. Il n’existe pas de logique unique des violences et si on les ramène seulement à la domination patriarcale ou à l’emprise, comme c’est souvent le cas, on ne se donne pas les moyens d’intervenir sur les ressorts de ces logiques d’action.
 


(1) Cette recherche a été cofinancée par l’Institut d’étude et de recherche sur le droit et la justice (IERDJ) du ministère de la Justice et par le conseil régional de Nouvelle-Aquitaine, et menée avec des chercheurs en droit, démographie et sociologie de l’université de Bordeaux.
(2) Soit 167 auteurs suivis par un Spip, 72 bénéficiaires d’une alternative aux poursuites et deux études de victi­misation en population générale. Enquêtes « Cadre de vie et sécurité » de l’Insee et « Virage » de l’Ined et l’Insee.

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