Vous avez démissionné de la PJJ. Pourquoi ?
La PJJ [protection judiciaire de la jeunesse] a été une grande histoire pour moi. J’y suis entrée comme psychologue en 1968 et je l’ai quittée en 2005. Cette institution a toujours été un lieu où la question de la loi était primordiale. Or l’interdit fait lien entre la clinique et le judiciaire. Comment faire pour que les jeunes délinquants qui sont dans la transgression de la loi élaborent quelque chose de l’interdit symbolique ? La fonction du psychologue dans ce cadre me paraissait très importante pour mettre en relation l’histoire familiale bousculée de ces enfants et leur passage à l’acte. J’ai beaucoup investi mon travail mais il a fini par devenir une lutte permanente avec l’institution et je suis partie à grand regret. Ce qui était de l’ordre d’une élaboration psychique a disparu progressivement au profit d’une investigation. Les psychologues devaient être au service du juge. Or, j’ai toujours défendu que notre fonction clinique nous amenait à être là par le juge et pour le jeune. L’amplification du pouvoir administratif, les modifications de l’ordonnance de 45 et les restrictions budgétaires en ont décidé autrement. Il y a eu de moins en moins de postes en milieu ouvert où l’on peut travailler dans la durée avec les jeunes et leurs parents et davantage en centres fermés, dans lesquels on est là avant tout pour redresser un comportement.
Et actuellement, où en est-on ?
C’est de pire en pire, la clinique a quasiment disparu. Des psychologues de la PJJ, des éducateurs viennent me voir pour des supervisions et ce qu’ils me racontent me fait dresser les cheveux sur la tête. Le turn-over est terrible, les psychologues ne restent pas et les jeunes éducateurs, qui ne sont plus formés à la clinique, suivent la ligne de la direction.
Comment analysez-vous les violences urbaines de juin dernier ?
La mort de Nahel a été l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Les jeunes ont réagi de façon totalement pulsionnelle. Dans cet embrasement, cela flambe à l’intérieur et à l’extérieur aussi, il n’existe plus de frontière entre les deux, plus de limite. C’est ce qui s’est passé : tout ou rien. On ne peut pas établir de généralités mais pendant plus de trente ans, j’ai travaillé avec des milliers de jeunes et remarqué que si on les prend en compte, en leur montrant qu’ils ont une place, un rôle, quelque chose peut se jouer dans la relation. Mais quand il n’y a plus de rencontres, de mots, ils ne se sentent plus exister. Ils n’existent que si les médias parlent d’eux et ça, c’est grisant. La prévention est exsangue et les éducateurs sont de moins en moins formés. On recrute de plus en plus de contractuels et bien souvent ils sont en miroir des jeunes. Sortis depuis peu de temps de leur adolescence, ils n’ont pas forcément le recul suffisant. C’est bigrement important d’être sur le terrain mais il faut peut-être que les éducateurs des quartiers eux aussi aient un lieu de paroles. Ce qui n’est pas le cas.
Parmi les jeunes qui ont participé aux émeutes, beaucoup étaient très jeunes…
La période de latence entre l’enfance et l’adolescence tend à rétrécir. Les jeunes sont vite mêlés aux histoires d’adultes alors qu’ils sont encore immatures psychiquement. Du coup, plus rien n’est garanti sur le plan pulsionnel. L’intégration de l’interdit est d’autant plus difficile que, par ailleurs, s’est développée la mode de la psychologie positive et de l’enfant roi. Françoise Dolto a été très mal comprise : certes, elle a affirmé qu’il fallait écouter l’enfant mais elle a aussi insisté sur le fait d’avoir un cadre et de savoir dire non. Aujourd’hui, tout ce qui touche au cadre est mis du côté du patriarcat, confondu avec la fonction paternelle occupée traditionnellement par le père. Mais la fonction dite « paternelle » est une fonction limitante et pacifiante qui peut être occupée par un(e) tiers(e) reconnu(e) par la mère qui, en mettant de l’écart entre la mère et l’enfant, protège l’un et l’autre d’une relation fusionnelle. Si l’enfant n’intègre pas le « non » de l’interdit, il devient tyrannique, intolérant aux obligations et aux frustrations, celui à qui tout est dû et qui ne doit rien à personne, ce qui peut les mener au refus systématique de la loi, des règles, des contraintes… nécessaires à la vie en société.
Selon vous, la responsabilité des parents est-elle en cause dans ces débordements ?
Les parents sont absolument démunis. A la PJJ, on reçoit des enfants qui bien souvent sont nés de parents exilés. Ces personnes qui ont quitté leur pays, leur culture, pour venir travailler en France ont été malmenées, humiliées, méprisées. Je me souviens de pères qui, ayant une tout autre conception de l’éducation, souffraient parce qu’ils avaient l’impression qu’on leur retirait leur autorité et qu’ils n’avaient plus aucune prise sur leurs enfants. Maintenant, on leur reproche leur manque d’autorité… Ces accumulations de catastrophes font qu’aujourd’hui ils sont débordés par leurs enfants qui leur échappent, qui n’ont plus de boussoles, plus de repères hors les réseaux sociaux. Ils sont à la merci de l’état du monde, par son « ensauvagement » économique, social, géopolitique, écologique. Ces jeunes subissent les effets d’un environnement régi par l’appât du gain, la loi du marché… Tout se vend, tout s’achète et il faut faire de l’argent. La société de consommation est une société toxicomane. Il n’y a pas de place pour penser, réfléchir, apprendre, ils savent tout. On est dans le règne de l’opinion, la croyance et tout est équivalent. Les réseaux sociaux ne créent pas ce phénomène mais ils le grossissent. Ils permettent aux jeunes qui se sentent discriminés de trouver une identité au travers d’une masse.
Doit-on voir un symbole dans le fait que des jeunes aient détruit des dispositifs d’aide sociale ?
Ces dispositifs manquent de moyens et sont tellement pris par des procédures administratives que souvent les gens attendent longtemps avant que leur dossier soit traité et la fracture numérique aggrave encore les choses. Au bout du compte, les jeunes ne comptent plus sur ces structures pour sortir de l’impasse. Et puis quand on commence à casser, on casse tout. Ils estiment qu’ils n’ont plus rien à perdre. Ils se sentent exclus de tout et se font exclure de partout. A la PJJ, on reçoit ceux qui sont en bout de chaîne. Laissés pour compte, ils se projettent dans l’« avoir » de la société de consommation pour colmater les failles de l’« être ». Leur rage de vivre, ces jeunes ne savent pas à quoi l’accrocher. Que faire de leur corps, de leur histoire ? Ils ont des ressources sur lesquelles il faut s’appuyer pour qu’ils existent autrement qu’à travers la violence. Pour l’heure, ils gênent, alors la société les met de côté. Pour que cela n’explose pas, il faut mettre des bords qui ne soient pas que sécuritaires. Des bords de dialogue, d’échanges. Pas des murs.
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