« Le 8 mars 2021, notre collègue Denis, éducateur spécialisé, a mis fin à ses jours, au service d’investigation éducative de Strasbourg (Bas-Rhin). C’était un professionnel qui avait à cœur de stimuler la réflexion partagée en équipe. Il était attentif à interroger les valeurs qui soutiennent notre pratique, au regard des évolutions de l’environnement sociétal et de la dégradation continue, depuis plusieurs années, de nos conditions de travail. La crise sanitaire que nous traversons a bien entendu aggravé cette situation.
Sa vive inquiétude est aussi la nôtre.
Après le temps du silence et du recueillement, nous souhaitons aujourd’hui témoigner collectivement.
La MJIE est une mesure judiciaire d’instruction d’un dossier en assistance éducative, ou au pénal. Elle a pour objet de répondre à la question du danger potentiel pour un mineur avant de proposer toute mesure de protection à son égard, si nécessaire. Elle répond pour ce faire aux besoins d’évaluation interdisciplinaire des magistrats, face à la complexité et à la diversité des situations familiales qui leur sont signalées.
La mesure s’inscrit dans le cadre des grandes lois actuelles de la protection de l’enfance.
La loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance a introduit un changement majeur. Le conseil départemental est devenu le chef de file de la protection de l’enfance. La mesure d’investigation judiciaire est recentrée sur les situations déjà connues des services sociaux, présentant une particulière complexité.
La MJIE est née en 2011, d’une réforme introduite par la DPJJ (direction de la protection judiciaire de la jeunesse). Jusqu’alors, les magistrats disposaient de deux outils avant-dire droit : la mesure d’investigation et d’orientation éducative (IOE) et la mesure d’enquête sociale. Elles ont disparu en assistance éducative au profit d’une mesure unique : la MJIE.
Cette réforme a suscité, dès sa création, de nombreux débats dans le secteur public et dans le secteur associatif habilité. Au-delà des questions autour de son financement, nous y avons vu une volonté de réformer l’investigation au profit d’une mesure plus normée, recentrée sur le recueil des informations. Elle répondait ainsi prioritairement aux nécessités des procédures judiciaires au détriment des besoins des enfants et de leur famille.
La dernière circulaire du 23 mars 2015 insiste sur l’importance de la dynamique de travail avec la famille. Mais cette volonté affichée n’est pas soutenue dans la réalité par des moyens à la hauteur de ses ambitions.
Cette circulaire précise les attendus à l’égard de cette mesure :
• recueillir des éléments sur la personnalité du mineur, sur sa situation familiale et sociale et que cette mesure comprenne la nature des difficultés qu’il rencontre ;
• définir si celles-ci le mettent en danger dans sa santé, sa sécurité, sa moralité, son éducation, son développement psycho-affectif, intellectuel et social ;
• mettre en œuvre une démarche dynamique de recueil d’éléments de compréhension en recherchant notamment l’adhésion de la famille, afin de construire des propositions comprises et acceptées. La mise en œuvre de la mesure vise un changement si possible de la situation du mineur, voire un dénouement de certaines situations de crise ou de blocage ;
• permettre à la famille de prendre sa place dans la procédure judiciaire et que la dimension du contradictoire soit respectée. La famille est informée de l’avancée des hypothèses de compréhension puis du rapport adressé au magistrat – comprenant la caractérisation du danger et les préconisations y afférentes.
Il s’agit pour nous de tout mettre en œuvre pour entendre la singularité, la complexité de ce que vivent l’enfant et sa famille, dans un contexte social et éducatif donné. Cela suppose des conditions d’exercice favorables à la rencontre. Si l’observation est importante, le temps nécessaire pour qu’une parole émerge, se déploie, est indispensable dans la relation, au cœur de notre mission. Il s’agit pour nous d’aider la famille à passer du temps de la réaction face au signalement au temps de la compréhension et du sens, voire du changement. Cela implique un travail d’élaboration construit au fil de la mesure, par l’équipe pluridisciplinaire.
Or, cinq mois, au maximum, sont dévolus pour mettre en œuvre cette dynamique exigeante, ambitieuse qui mobilise autant l’équipe pluridisciplinaire du service d’investigation éducative que les familles.
Notre temps d’intervention est un temps très intense qui nécessite une grande disponibilité matérielle et psychique. Par ailleurs, ce temps est souvent bousculé par les situations d’urgence, avec la réactivité attendue en pareil cas.
Cette mission engage la responsabilité des professionnels qui la conduisent. Elle suppose un investissement important. Le travail à trois est pour nous une donnée indispensable, un garde-fou incontournable face à la mobilisation que cette mission impose.
Comment faire autrement sans prendre le risque d’apporter au magistrat des éléments de compréhension éloignés de la réalité que vit l’enfant, tronqués, simplifiés ?
Comment faire autrement sans prendre le risque de perdre le sens de nos métiers ?
Comment s’occuper d’enfants possiblement en danger si les professionnels eux-mêmes sont malmenés ?
L’exercice de cette mesure demande que l’équipe soit protégée des logiques de rentabilité, des logiques quantitatives de plus en plus prégnantes et qui s’imposent à nous toujours davantage. Le cadre institutionnel doit offrir les garanties nécessaires face à ces logiques afin que les professionnels à l’œuvre puissent faire vivre des principes et une pensée dynamique.
Or, depuis plusieurs années, l’équipe dans son ensemble est soumise à une cadence de travail à flux tendu, qui génère un stress continu, un épuisement personnel, des arrêts de travail, parfois de longue durée. De plus, les professionnels présents n’ont d’autre choix que de compenser les absences, renforçant encore la charge de travail.
La difficulté de recruter aujourd’hui témoigne également de l’état du champ éducatif et social : les professions d’éducateur spécialisé et d’assistante sociale connaissent une forte baisse d’attractivité. Les salaires sont très bas et non ajustés à l’augmentation continue du coût de la vie. Dans ce contexte, le recrutement de travailleurs sociaux devient très problématique.
Ces professionnels sont de moins en moins enclins à vouloir endosser une mission où l’engagement nécessaire de soi dans la rencontre et la prise de responsabilité ne sont plus suffisamment reconnus et soutenus par les institutions et les pouvoirs publics.
Le service d’investigation éducative de Strasbourg n’est pas épargné par cette tendance lourde qui affecte tout le secteur de l’assistance éducative et de la protection de l’enfance.
Aujourd’hui, nous attendons des pouvoirs publics que soit garantie la possibilité d’exercer la mesure judiciaire d’investigation éducative dans des conditions acceptables, à commencer par la diminution du ratio de mesure par travailleur social. »
Les signataires : Christelle DEMUTH, éducatrice spécialisée, Nicolas BOUYER, éducateur spécialisé, Caroline STEINER, psychologue, Stéphane WOLFF, psychologue, Charlène SANG, éducatrice spécialisée, Mylène DUMENIL, assistante sociale, Aurélien KLOPP, psychologue, Aline JEROME, éducatrice spécialisée, Pauline KEBBATI, secrétaire, Agathe BURGERT, éducatrice spécialisée, Tarik ABDICHE, psychologue, Mélanie POMART, éducatrice spécialisée, Marie-Paule FRITSCH, assistante sociale, Sandra CHRISTNER, assistante sociale, Katia HANTZ, éducatrice de jeunes enfants et éducatrice spécialisée, Valérie BRAU ARNAUTY, psychologue, Karine BELLIER, éducatrice spécialisée, Valentine CHAUPRADE, éducatrice spécialisée, Emmanuelle NEMETH, éducatrice spécialisée, Déborah CHIRICO, secrétaire, Nathalie BOISSON, éducatrice spécialisée, Marc LEVY, psychiatre, Alain BAUDE, éducateur spécialisé, Schayma JAOUHARI, éducatrice spécialisée.
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