« On est quand même des humains »
Ce sont les mots de ma cliente, une mère qui avait donné naissance à une petite fille le 20 octobre 2023, et s’était retrouvée avec ses deux enfants (âgés de 7 jours et 4 ans) et son mari dans la rue à la sortie de la maternité. L'Etat avait refusé de les prendre en charge. Après le dépôt de requête en référé liberté, le 27 octobre 2023, tendant à ce qu’il soit enjoint à l'Etat de les héberger en urgence de manière pérenne et adaptée, avec un accompagnement social, l’Etat a envoyé un sms à la famille en les orientant le mardi 31 octobre 2023 vers le sas d’accueil temporaire de Beaucouzé (Pays de la Loire).
Pourtant :
- la mère avait des saignements à l’audience ;
- elle avait fait à un malaise après l’audience en voulant se rendre à l’hébergement de transition (à Garges-lès-Gonesse) avant l’orientation en sas ;
- un certificat médical des urgences indiquait que l'état de santé de la mère, en raison de douleurs liées à son accouchement récent, ne permettait pas un déplacement de longue durée, et une pédopsychiatre soulignait qu’un éloignement de Paris entraînerait une rupture des liens sociaux préjudiciable à l'équilibre psychique de leur fils de 4 ans, scolarisé à Paris.
Ce ne sera pas suffisant pour que l’hébergement d’urgence soit fait en Ile-de-France, le juge des référés du Conseil d’Etat estimant que le certificat médical n’indiquait pas qu’un voyage en autocar d'environ trois heures lui serait contre-indiqué.
Transfert de nourrissons et d'enfants scolarisés
Deux autres familles que je représentais ont également été orientées dans le même sas (celui de Beaucouzé) après saisine du juge des référés : un nourrisson de 11 jours dans la rue avec ses parents et ses deux frères de 4 et 5 ans dans la rue, et un nourrisson de 17 jours avec sa fratrie de 9 et 11 ans.
Une autre cliente, une mère de famille, « en insuffisance rénale chronique terminale et dialysée trois fois par semaine (…), traitement indispensable à sa survie et qui ne peut être interrompu sous aucun prétexte sous peine de risque vital » et inscrite « sur la liste des personnes en attente d'une greffe rénale », se voit proposer, après la saisine du juge des référés, une orientation dans le sas de Besançon.
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Depuis octobre 2023, ce sont ainsi plusieurs familles pour lesquelles j’ai saisi le juge qui ont été orientées vers ces sas régionaux.
Ces orientations sont la conséquence de l’application de la circulaire du 13 mars 2023, jamais publiée, du ministre de l’Intérieur et des Outre-mer qui a mis en place les « sas d’accueil temporaire régionaux (…) pour y orienter des personnes prises en charge lors des opérations de mise à l’abri conduites en Ile-de-France ». Les personnes y sont accueillies pour une période de trois semaines et « un examen systématique de la situation administrative des personnes prises en charge devra être mené, afin de procéder à leur orientation ».
L'article 2 de la circulaire prévoit que « les personnes prises en charge dans les sas, qui ne relèvent pas de la protection internationale, qui n’ont pas introduit de demande d’asile et qui n’ont pas manifesté le souhait de voir leur situation au regard du séjour examinée, ni celui de bénéficier d’un appui à un retour volontaire dans leur pays d’origine, ne pourront pas être accueillies dans le sas au-delà de la durée de trois semaines. Leur situation devra faire l’objet d’une analyse par le SIAO (service intégré d'accueil et d'orientation), dans le cadre d’une demande formulée auprès du 115 pour une prise en charge dans l’hébergement d’urgence au titre de l’article L. 345-2-2 du code de l’action sociale et des familles. »
« Dans la rue, mais dans une ville différente »
En somme, si les personnes ne font ni demande d’asile ni demande de titre de séjour dans le délai de trois semaines, elles ne pourront pas rester dans le sas et rebasculeront dans le système 115. Leur hébergement n’est donc aucunement assuré. Elles étaient dans la rue à Paris et le seront encore, mais dans une ville différente.
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Cette pratique du sas, consistant à conditionner l’hébergement d’urgence à la régularité de la situation administrative des personnes, est contraire à la jurisprudence du Conseil d’Etat qui juge, depuis 2013, que l’accès à un hébergement d’urgence n’est pas, s’agissant des ressortissants étrangers, subordonné à une condition de régularité du séjour. Les deux seules restrictions (et non privations) existant en référé liberté sont relatives aux personnes ayant une obligation de quitter le territoire français (OQTF) définitive ou déboutées définitivement du droit d'asile : elles doivent faire état de « circonstances exceptionnelles » (laissées à l'appréciation du juge).
Décisions d'OQTF en sas
Par ailleurs, dans les sas, certaines personnes qui n'entrent pas dans les cases administratives se voient notifier des OQTF assorties d’interdictions de retour sur le territoire français (IRTF).
C’est ce qui est arrivé à mes clients qui étaient à la rue à Paris avec leur bébé de 5 mois ayant des problèmes de santé. Le juge des référés est saisi le 12 janvier 2024 pour demander leur mise à l'abri. Avant l’audience, le préfet de la région Ile-de-France les oriente vers le sas de Geispolsheim (Bas-Rhin).
Le 16 janvier 2024, une fois arrivés sur place, l'Office français de l'immigration et de l'intégration (Ofii) les « invite » à faire une demande d'asile. Mes clients indiquent ne pas relever de l'asile. La préfète du Bas-Rhin leur demande de faire une demande de titre de séjour. Ils ne sont pas éligibles à une régularisation.
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Le 23 janvier 2024, sept gendarmes, en dehors de tout cadre légal, arrivent dans le sas, les interpellent, constatent leur irrégularité administrative et les deux parents se voient notifier une OQTF assortie d’une IRTF de un an. La famille a été contrainte de quitter le sas sous peine d’être placée en centre de préparation au retour (CPAR) (le mail de l'Etat le précisait) : un centre destiné aux personnes qui vont être expulsées.
A leur retour à Paris, le 115 argue de « l’erreur », les héberge du 26 janvier au 2 février, puis les remet à la rue. Je saisis le juge des référés de cette situation ubuesque (et qui révèle ce qui se passe réellement dans les sas) en vue de les héberger cette fois-ci de manière pérenne. Le juge des référés estimera qu'ils ont quitté volontairement le sas et donc que l'Etat pouvait refuser de les héberger.
En somme, on reproche à une famille qui était censée être hébergée de manière pérenne (engagement de l'Etat par écrit devant le juge) dans un sas, qui a été interpellée au sein même du sas avec OQTF et IRTF à la clé, de ne pas être restée pour être placée en CPAR puis expulsée dans son pays d'origine.
Les sas deviennent donc des lieux vers lesquels sont orientées des personnes en situation irrégulière vivant dans la rue à Paris (notamment), qui peuvent recevoir des OQTF et IRTF.
Faire briller Paris
La préfecture de la région d'Ile-de-France sait, qu'en région, certaines préfectures conditionnent l'hébergement d'urgence à la régularité du séjour et que nombre de personnes orientées dans ces sas vont se retrouver à la rue. Mais elle estime que ce n’est plus son problème car cela ne relève plus de sa compétence.
Avec l’opacité des sas, on est très loin de l’hébergement pérenne, adapté et assorti d’un accompagnement social qu’on pouvait obtenir lorsque les injonctions faites à l’Etat étaient exécutées en Ile-de-France.
Les sas arrivent à un moment clé : les Jeux olympiques 2024. A ce titre, des enfants dans la rue, ce n'est pas l'image que la France, « patrie des droits de l'Homme », souhaite donner à l'international.
L'inhumanité se normalise. Avec mon confrère et ami Roman Sangue, notre but reste et restera de faire héberger un maximum de familles dans des conditions respectueuses de leur dignité.
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