Cet été, la Cour européenne des droits de l’Homme jugeait recevable la requête de 261 personnes prostituées. Soutenues par une vingtaine d’associations, elles souhaitent faire reconnaître leur précarisation et leur isolement comme conséquences de la pénalisation des clients instaurée par la loi du 13 avril 2016. Alors que la Cour se prononcera sur le fond d’ici à deux ans, les associations dites « abolitionnistes » valident le bien-fondé de la législation quand celles dites « communautaires » la dénoncent.
La loi précarise et expose à la violence
La loi aggrave les conditions d’exercices des travailleuses du sexe. D’une part, pour ne pas exposer les clients qui craignent la police et qui sont moins nombreux, elles sont amenées à travailler dans des lieux plus reculés qu’auparavant. Depuis 2016, leur précarité a aussi fortement augmenté. Les personnes prostituées travaillent désormais plus longtemps pour gagner moins d’argent, ce qui les contraint à accepter les demandes de rapports sexuels non protégés et à subir davantage de violences. D’autre part, pour les mêmes raisons, le recours à Internet et les déplacements s’avèrent bien plus fréquents. Parmi les conséquences relevées, de nombreuses personnes prostituées migrantes et allophones sont contraintes, pour communiquer, d’avoir recours à des intermédiaires auxquels elles reversent une partie de leurs revenus.
A lire aussi : Prostitution des mineurs : 6 outils de prévention vus du Québec et de Belgique
Le paradoxe réside donc dans le fait que la loi les expose à la vulnérabilité alors qu’elle est censée lutter contre le proxénétisme et contre la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle.
Un accompagnement complexe
Les difficultés du quotidien des travailleuses du sexe complexifient aussi le travail d’accompagnement des associations. Par exemple, il est plus difficile d’établir et de garder du lien avec ce public. De plus, pour y parvenir, les moyens déployés s’avèrent plus importants puisque, par exemple, les frais d’essence sont plus coûteux. L’accompagnement via Internet s’avère par ailleurs compliqué. Les personnes que l’on aide ne sont pas tenues de répondre aux messages alors qu’une rencontre physique en extérieur permet d’installer de la confiance, de distribuer du matériel de prévention et de proposer un accompagnement social tout en garantissant l’anonymat.
L’accès aux droits entravé
Sur le volet de l’accès aux droits, comme de nombreuses personnes prostituées sont en situation irrégulières, les questions, pourtant cruciales, d’ouverture de dossiers pour l’aide médicale de l’Etat (AME) s’ajoutent aux problèmes rencontrés par les professionnels puisque le lien avec le public s’avère délicat à maintenir. Il en est de même pour le suivi des procédures judiciaires quand certaines travailleuses du sexe victimes de violences portent plainte. Nous faisons toutefois des distinctions sur le contenu de la loi du 13 avril 2016. Certaines dispositions telles que l’abrogation du délit de racolage public ou l’accès au titre de séjour pour les victimes sont pertinentes. En revanche, nous demandons la suppression de la pénalisation des clients qui ne fonctionne ni dans la lutte contre le travail du sexe, ni dans la lutte contre la traite des êtres humains.
Sarah Marie Maffesoli, référente "Travail du sexe" pour Médecins du Monde
La loi protège et s'avère pertinente
Pour l’heure, la justice n’a rien décidé. Notre analyse diffère de celle des requérants devant la Cour européenne des droits de l’Homme. Ces derniers considèrent la loi comme attentatoire à la protection et aux libertés. Nous pensons, au contraire, qu’elle protège davantage les personnes en situation de prostitution. Nous nous sommes d’ailleurs battus pour que cette législation, qui inverse la charge pénale, soit adoptée. Elle ne met absolument pas les victimes de ce système en danger. La violence existe car il y a des agresseurs : ce sont les proxénètes mais ce sont aussi les hommes qui achètent des actes sexuels à des femmes et qui négocient leur consentement avec de l’argent.
Au-delà de la pénalisation des clients, la loi de 2016 réaffirme la responsabilité de l’Etat en termes d’assistance et de protection, que les personnes concernées souhaitent sortir ou pas de la prostitution. Ce public se voit ainsi protégé. C’est d’ailleurs inscrit dans le code de l’action sociale et des familles (article 121-9).
La prostitution tue
Les femmes et les hommes que nous accompagnons parlent de violence et de précarité depuis toujours, ce n’est donc pas la loi qui tue mais bien la prostitution. Certes, les individus se situent moins en extérieur mais cela s’explique par l’ubérisation de la société et n’est pas une conséquence de la loi. Si les clients ont le choix, il est évident qu’ils privilégient l’achat d’actes sexuels sur Internet plutôt que de s’exposer dans la rue. Nous n’observons donc pas d’augmentation de la précarité.
A lire aussi : La méthode du "Nid" pour sortir de la prostitution
Surtout, nous n’admettons pas le pragmatisme qui consiste à dire que puisque la pauvreté et la violence sont plus présentes dans la société, l’activité doit se libéraliser pour s’opérer dans de bonnes conditions. Il faut dénoncer le système prostitutionnel pour ce qu’il est en tenant compte du continuum de violences dont il émane. Et ce, afin de faire de la prévention. Jusqu’ici, aucune norme ne spécifiait qu’un acte sexuel n’était pas monétisable. C’est chose faite. A partir du moment où vous considérez la prostitution comme un travail, pourquoi l’Etat mettrait-il des moyens pour sortir les individus d’une violence qui n’est pas caractérisée comme telle ? Si la pénalisation des clients se voit supprimée, de fait, la possibilité d’une exploitation majeure par des proxénètes reste ouverte.
Une augmentation de l’accompagnement
Par ailleurs, depuis 2017, des procureurs qui font appliquer la loi observent une augmentation des plaintes des personnes en situation de prostitution qui s’autorisent à faire appel à la justice à la suite de viols ou d’extorsion. C’est une réelle conséquence retenue. Côté accompagnement, depuis 2016, nous suivons 65 % de personnes supplémentaires. Le bouche à oreille fonctionne bien quant aux parcours de sortie de prostitution et les commissions départementales ainsi que les formations ont permis aux associations d’être mieux identifiées par l’ensemble des acteurs sociaux. Il s’agit donc d’une loi pertinente dont l’application doit être renforcée par un pilotage fort.
Stéphanie Caradec, directrice du Mouvement du Nid