« Allôôôô ? » La voix fluette d’Eva(1) claironne dans un téléphone imaginaire. Après avoir dorloté sa poupée à l’abri d’une cabane colorée, la fillette de 5 ans a décidé d’appeler une amie. Pour les besoins du jeu, Cécile Olivier endosse le rôle de la camarade : « Oui ? allô ? » Eva explique à l’éducatrice spécialisée qu’elle doit emmener sa poupée chez le docteur. Spontanément, le binôme de Cécile Olivier se métamorphose en médecin. Tout près, Lila, 8 ans, s’affaire à la cuisine, dinette en main. Depuis l’été 2023, les éducatrices suivent la fratrie. Après avoir appris que leur mère, en situation de handicap auditif, avait certainement été victime d’abus sexuels, les travailleuses sociales ont développé l’hypothèse que les petites filles subiraient peut-être des violences du même ordre.
Sentiment du devoir accompli
Aucun dévoilement de maltraitance n’a beau avoir surgi de ce jeu d’imitation, Cécile Olivier relate la scène avec satisfaction. C’est qu’en racontant ses sujets d’inquiétude à propos de son poupon, la petite maman improvisée a indirectement révélé les maux qui les touchent, elle et son aînée. A savoir l’énurésie et la trichollomanie(2).
Des signaux d’alerte qui confirment les inquiétudes des professionnelles de l’Ilot Famille, service d’accompagnement spécialisé et de soutien éducatif dans le Maine-et-Loire. Et qui leur paraissent amplement suffisants pour avoir le sentiment du devoir accompli depuis qu’elles ont suivi la formation « Accueil et recueil de la parole des enfants victimes », organisée par l’Ecole de la protection de l’enfance (EPE). « Ce séminaire, qui sensibilise et professionnalise, a été un déclic qui m’a permis de clarifier mon positionnement, explique Cécile Olivier. J’ai compris que notre rôle n’était ni de chercher à tout prix un dévoilement ni d’établir la véracité des déclarations. Notre mission se cantonne à déterminer grâce à des signaux que les enfants sont potentiellement exposés à des dangers. Résultat, je me sens plus légitime dans ma manière d’agir. »
Jusque-là, malgré un niveau master de psychopathologie et 20 ans d’expérience, l’éducatrice spécialisée n’avait jamais réussi à « se débarrasser de ce poids qui parasitait [sa] relation d’aide » : « Les professionnels, qui n’ont pas eu de cours pendant leurs études sur l’entretien avec l’enfant victime d’abus sexuel, ne sont pas à l’aise avec cet exercice. »
Une demande d’outils en hausse
Ces questionnements des travailleurs sociaux, Karine Sanghor, la directrice de l’EPE et coordinatrice pédagogique, les constate à longueur de formations. Au point d’avoir décidé d’extraire du module « Détection et accompagnement des victimes de violences sexuelles » un séminaire entièrement consacré à ce sujet. « Nous présentons les principales balises à connaître pour apprendre comment réagir, à des professionnels de plus en plus en demande d’outils très spécifiques sur l’accueil de la parole. Les candidatures sont supérieures au nombre de places », précise la directrice de l’école.
Les raisons ne manquent pas. En tête de file, le contexte économique et social qui fragilise et inquiète les adultes, entraînant des répercussions sur leur rôle de parent. « Les parents peinent à structurer les enfants, à les sécuriser, alors qu’ils sont eux-mêmes en insécurité, analyse Charlotte Mareau, psychologue et formatrice pour l’organisme Epsilon Melia. Ils ont tendance à provoquer une forclusion des générations, où l’adulte ne marque plus de différence avec l’enfant, et le prend comme support pour déverser ses problèmes sans filtre. » Des parents qui élèvent leurs enfants à travers l’écran en laissant une place énorme aux réseaux sociaux, et le Covid ont eu un effet d’accélérateur majeur. Dans ces conditions, « les situations se sont dégradées et complexifiées, pour se retrouver souvent au carrefour de la délinquance, du handicap, du psycho-trauma, entraînant des symptômes beaucoup plus lourds, poursuit la spécialiste. Sans compter que la société de plus en plus procédurière accentue la crainte des travailleurs sociaux d’être attaqués, et les place dans une situation bancale. »
Un contexte propice aux émotions
Au-delà, c’est aussi le sujet abordé qui fait de ces formations des exercices particulièrement délicats. « Le séminaire se déroule dans une atmosphère d’émotion à part, raconte Karine Senghor. D’abord, l’envie de bien faire au regard d’un sujet si crucial accentue le désarroi et le sentiment de maladresse. Ensuite, il y a peut-être dans l’assistance des personnes qui ont elles-mêmes été confrontées à ces violences, ce qui accroît la complexité pour faire face aux victimes. Nous avons choisi avec soin deux expertes particulièrement bienveillantes et rassurantes. »
Chaque formation a ses spécificités. Pour l’EPE, Magali Carcel, conseillère technique de service social au Dasen d’Ille-et-Vilaine, et Cécile Péronnet, adjudante de gendarmerie, enquêtrice sur les violences intrafamiliales à la brigade de protection des familles de Rennes, interviennent devant une cinquantaine de travailleurs sociaux, évaluateurs de Crip (cellules de recueil d’informations préoccupantes), assistants familiaux, surveillants de nuit, chefs de service. Avec des séances théoriques, complétées par des cas pratiques et entrecoupées de vidéos d’audition et de grands témoins, l’EPE s’attache à circonscrire le rôle des travailleurs sociaux grâce à une comparaison avec l’entretien d’audition, utile aussi bien pour se positionner que pour s’inspirer de ses techniques de recueil.
Intervenant notamment pour Epsilon Melia, Charlotte Mareau, spécialisée en psycho-traumatisme et dans les violences sexuelles faites aux enfants, préfère travailler avec des effectifs de 15 stagiaires, à partir de recherches universitaires et scientifiques consolidées, en mettant l’accent sur les neurosciences. Alternant théorie, exercices, cas pratiques et présentation exhaustive des outils et des protocoles de recueil de la parole, la psychologue aide les participants à adapter l’entretien avec l’enfant à son état psychique et ses capacités en fonction de son stade de développement.
Si les méthodes varient, les objectifs, eux, restent identiques : savoir repérer les signaux de mal-être, favoriser la libération de la parole de l’enfant, et enfin, adopter une posture adaptée. « Les travailleurs sociaux doivent à la fois lutter contre les représentations qui nous touchent tous – doute sur la parole de l’enfant, difficulté de penser l’impensable – et celles dues à leur expertise, estime Charlotte Mareau. Ils doivent être vigilants à ne pas interpréter la parole de l’enfant, à ne pas l’influencer par des questions induites. Il faut aussi éviter les biais du terrain, comme se focaliser sur les parents au détriment de l’enfant ou banaliser le danger révélé par les signaux à force de rencontrer des situations complexes. »
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Les dix commandements
1. Permettre un récit libre en laissant parler l’enfant ou en posant des questions ouvertes.
2. Vérifier que les mots ont la même signification pour le professionnel et l’enfant.
3. Ne pas chercher à obtenir des dates précises ou la fréquence des faits souvent impossible à déterminer pour les plus jeunes.
4. Ne pas répéter les questions pour ne pas donner à l’enfant un sentiment d’insatisfaction.
5. Féliciter l’enfant pour son courage et le remercier pour la confiance qu’il accorde.
6. Dire à l’enfant qu’on le croit.
7. Savoir arrêter l’entretien lorsqu’on a suffisamment d’éléments, même si tout n’est pas dit.
8. Demander à l’enfant s’il a des questions.
9. Expliquer les suites possibles.
10. Ne pas promettre de résultat mais assurer à l’enfant qu’on fera tout ce qu’on peut pour l’aider et qu’on l’accompagnera pendant la durée du processus.
Sources : Magali Carcel, de l’EPE, et Charlotte Mareau, d’Epsilon Melia.
Tableaux et représentations
C’est un triptyque de tableaux blancs on ne peut plus banal. Pourtant le dispositif des « tableaux tournants », utilisé par la formatrice Charlotte Mareau pendant les formations qu’elle prodigue aux travailleurs sociaux, constitue un outil performant pour enrichir et nuancer son positionnement face aux révélations d’un enfant.
Le fonctionnement est simple. L’auditoire est divisé en trois groupes, postés devant chaque tableau. A chaque support sa thématique :
→ pour le premier, le seuil à partir duquel on estime nécessaire de mettre en œuvre un dispositif favorisant le recueil de la parole ;
→ pour le deuxième, le risque que l’on prend à favoriser la parole de l’enfant ;
→ pour le troisième, les modalités de cette écoute.
Muni d’un feutre de couleur différente, chaque groupe doit noter les mots-clés que lui évoque le thème après discussion. Toutes les dix minutes, les groupes changent de tableau. Charge alors au groupe suivant de souligner les termes avec lesquels il s’accorde ou d’en ajouter d’autres.
L’objectif : prendre conscience des différences de perception en fonction des représentations de chacun, avant de débattre et de déterminer des indicateurs communs afin d’harmoniser une posture commune pour recueillir la parole des enfants.
(1) Les prénoms des enfants ont été modifiés.
(2) Trouble psychologique où une personne s’arrache de façon répétée les poils ou les cheveux.
Contacts : www.ecoleprotection enfance.com ; www.epsilonmelia.com.
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