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Bénédicte Bonzi : « l’aide alimentaire est devenue un marché de la faim »

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Bénédicte Bonzi

Doctorante en anthropologie sociale à l’EHESS, chercheuse associée au Laios (Laboratoire d’anthropologie des institutions et des organisations sociales), Bénédicte Bonzi est l’autrice de La France qui a faim. Le don à l’épreuve des violences alimentaires (éd. Seuil).

Crédit photo Emmanuelle Marchadour
Pour les besoins de son enquête, l'anthropologue Bénédicte Bonzi a travaillé aux Restos du cœur pendant cinq ans. Elle décortique les mécanismes qui amènent l’aide alimentaire à perpétuer les inégalités sociales au détriment des bénéficiaires. Pour garantir le droit à se nourrir correctement, elle propose la création d’une sécurité sociale de l’alimentation.

Actalités sociales hebdomdaires - De quelle manière l’aide alimentaire a-t-elle évolué en France ?

Bénédicte Bonzi : La principale évolution est le désengagement de l’Etat à l’égard des associations. A travers la défiscalisation des dons, il aide surtout les particuliers en échange d’une contrepartie financière. On n’est pas loin d’un fonctionnement « à l’américaine », où prime le bon vouloir du donateur le plus riche. On s’éloigne de ce vers quoi on devrait tendre, c’est-à-dire l’égalité et la justice sociale. Hier, on partageait des choses que l’on avait tous dans nos placards, alors qu’aujourd’hui on donne ce qu’on ne veut plus, parce que c’est périmé, que la fraîcheur n’est pas bonne… Les pauvres n’ont pas le choix de leur alimentation, ce qui pose une question éthique. Un tournant s’est produit également en 2013 avec la loi « Garot », qui est venue ajouter aux acteurs de l’aide une mission de lutte contre le gaspillage alimentaire. La démarche s’opère à l’avantage des grandes surfaces, bénéficiaires d’une défiscalisation sur les denrées distribuées aux associations, alors que ce sont ces dernières qui doivent tout gérer : la récupération, le transport, la distribution, les stocks, le respect des règles d’hygiène, etc. Les hypermarchés ont aussi désor­mais le droit de vendre à perte les produits arrivant à échéance. Dès lors, les associations se retrouvent vraiment avec le rebut, les restes. On assiste à la naissance d’un marché de la faim. Alors que 10 millions de tonnes de nourriture sont jetées chaque année, le système actuel n’a aucun intérêt à réduire le gaspillage et à faire des propositions alimentaires satisfaisantes pour tous.

Quelles personnes dépendent des associations pour se nourrir ?

Selon les associations, entre 4 et 5 millions de personnes ont recours à leurs services. Les chiffres sont en augmentation constante. Avant la crise de 2008, l’aide alimentaire concernait environ 2 millions de personnes, puis 4 millions après. Depuis le Covid, les associations parlent d’un doublement des files d’attente. Les publics touchés sont des travailleurs pauvres, des familles monoparentales, des personnes âgées qui ont travaillé toute leur vie et qui ne s’en sortent pas avec leur petite retraite, des étudiants, avec la particularité que certains jeunes refusent d’aller à l’aide alimentaire parce qu’ils ont vu leurs parents y entrer et ne jamais en sortir… Le moment où les personnes se rendent dans les dispositifs constitue vraiment le point de bascule, celui où elles sentent qu’elles n’ont pas d’autre solution. Le problème est que de plus en plus de bénéficiaires restent dans les files. L’aide alimentaire ne représente plus du tout un système d’urgence, mais est devenue la seule façon de s’alimenter pour beaucoup de personnes qui n’ont pas d’autre choix. Quand c’est quotidien, cela renvoie une image très négative de soi.

Justement, quelles en sont les conséquences ?

Les effets visibles sont ceux que l’on voit sur les corps des bénéficiaires : beaucoup d’obésité, de malnutrition, d’anémie, de problèmes dentaires, de perte de cheveux, de teint un peu gris… Ce mode d’alimentation n’est pas équilibré. Les effets invisibles concernent l’aspect psychologique. Rentrer dans ce système de dépendance, de perte d’autonomie – avec, en premier lieu, la honte d’en arriver là, l’humiliation que peut représenter le fait de faire la queue, pendant deux heures, sous la pluie, plusieurs fois par semaine, de quémander – constitue une petite violence sournoise à répétition. S’il ne s’agissait que d’un moment de passage, cela ne serait pas si grave, mais le fait que la situation perdure et que l’on ne sache pas quand elle va s’arrêter est très difficile à vivre. L’impact sur le mental est puissant, et peut même empêcher les personnes de rebondir. Elles n’ont pas de « contre-don » à offrir autre que dans la relation qu’elles tissent avec les bénévoles et qui rétablit un peu d’égalité dans les rapports.

Pourquoi reliez-vous l’aide alimen­taire aux modèles d’agriculture choisis, et notamment à la Politique agricole commune ?

Le système agro-industriel impose de produire en excès. Pour parvenir à des coûts compétitifs dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce, où les prix sont volatiles, le producteur ne produit pas en fonction de ce qu’il pense être bien dans son champ mais de ce qu’il doit fournir pour amortir ses investissements, être rentable. A partir de l’ouverture complète des marchés autour de 2008, les revenus des agriculteurs ont été divisés par deux. Pour continuer à exister, ils sont contraints de produire toujours plus, au risque d’une baisse de la qualité des denrées. Ils peuvent écouler ces surplus de moins bonne gamme et participer au circuit de l’aide alimentaire en répondant à des appels d’offres. C’est ainsi que sont entrés en France les fameux steaks hachés de Pologne qui n’étaient pas fabriqués avec de la viande, le poulet gonflé à l’eau… On a très peu de contrôle sur les produits.

L’aide alimentaire repose énormément sur l’implication et l’engagement de bénévoles…

Il faut saluer le travail incroyable des bénévoles, ce sont des héros trop discrets qui doivent s’autoriser à penser ce qu’ils font comme une action de résistance. Les bénévoles créent du lien pour maintenir la paix sociale. C’est une tâche très difficile, qui nécessite beaucoup d’engagement physique et psychique, ils tentent de ramener de la justice là où le système est profondément injuste. Ce rôle est épuisant, ce qui explique qu’il y ait beaucoup de turn-over chez les bénévoles. J’ai remarqué qu’une relation forte se crée entre bénévoles et receveurs. Sans celle-ci, ni les uns ni les autres ne pourraient continuer. Dans l’aide alimentaire, on ressent beaucoup d’amour, d’émotion, c’est vraiment beau.

Quelles sont les pistes pour sortir de ce système que vous remettez en cause ?

Dans son Essai sur le don, Marcel Mauss en appelait à la création de la sécurité sociale de santé pour rétablir de la justice. En effet, si le don peut beaucoup de choses, il ne peut pas la justice. Il y a toujours de la domination. C’est l’institutionnalisation du don dans le cadre d’un système alimentaire qui nous indique qu’on ne peut pas s’en satisfaire de manière pérenne. L’une des pistes que je propose repose sur la création d’une sécurité sociale de l’alimentation qui relierait les problématiques du monde agricole et celles de l’aide alimentaire. En se fondant sur l’octroi de 150 € par personne et par mois, ce modèle permettrait à tous de choisir et de se nourrir correctement. Il faut permettre aux personnes de rester dignes. La France en a les moyens.

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