« L’évaluatrice ne prenait pas de notes. Elle me posait des questions, et faisait une drôle de tête quand je répondais. Elle me disait que si je viens de Côte d’Ivoire, je suis censée parler français. Mais moi, je n’ai jamais été à l’école. » C’est à la fois l’incompréhension et la colère qui perlent dans la voix d’Awa(1), lorsqu’elle revient sur son parcours. Cet après-midi-là, elle est l’une des premières filles de la Women’s House de Bobigny à être rentrées de l’école, où elle est scolarisée en unité pédagogique pour élèves allophones arrivants (UP2A).
La maison-refuge qu’elle a intégrée il y a sept mois a été le premier véritable espace de stabilité depuis son arrivée sur le territoire, fin 2021. L’adolescente de 16 ans est partie de Côte d’Ivoire avec sa tante, dont elle a été séparée en Espagne. Elle raconte son arrivée difficile en France, la journée à attendre devant le Demie (dispositif d’évaluation des mineurs isolés étrangers) de la Croix-Rouge(2), l’impossibilité d’y entrer, puis la nuit passée dans la chambre d’une mineure isolée ivoirienne croisée dans la rue. Le lendemain, l’entretien pour évaluer sa minorité et son isolement, effectué sans interprète, aboutit à la non-reconnaissance de sa minorité. Son histoire fait écho à celles des six autres filles de la maison, évaluées majeures à leur arrivée en région parisienne.
Ouverte en avril 2021, la Women’s House est le fruit du partenariat noué entre Utopia 56, qui en assure la gestion, et Médecins sans frontières (MSF), qui la soutient financièrement. Les deux associations se sont donné pour objectif d’offrir un hébergement stable et un suivi aux jeunes filles, le temps que durera le recours auprès du juge pour enfant – de six mois à un an en moyenne. Une présence est assurée le jour par l’une des trois coordinatrices salariées par Utopia 56 et les trois jeunes femmes en service civique. Le bureau utilisé par l’équipe en journée pour gérer la logistique sert également de chambre pour celle qui reste la nuit. Le projet s’est voulu non mixte afin d’offrir aux filles un espace de reconstruction à l’issue d’un parcours souvent traumatique. « Au début de notre prise en charge, on ne voyait pas les filles, se souvient Xavier Crombé, chef de la mission France de MSF. On a fini par les atteindre en ouvrant une maison spécifique qui accueillerait toutes celles qui se présenteraient. Avec le bouche-à-oreille, elles ont commencé à arriver, même si elles restent encore une petite minorité. »
Suspicion de mensonge
Devant le centre pluridisciplinaire de Pantin géré par MSF, plusieurs jeunes attendent sous une fine pluie d’octobre que les portes s’ouvrent. A peine la grille est-elle à demi levée qu’ils s’y engouffrent. Ils sont accueillis par Moussa Traoré, interprète et traducteur, qui maîtrise six langues dont le wolof. Il est l’un des cinq médiateurs culturels de la structure. Dans une salle jouxtant l’accueil, trois jeunes Afghans discutent, écouteurs dans les oreilles. A l’étage, une salle d’attente aux murs tapissés de dessins leur permet de rester à l’abri toute la journée, s’ils ont au moins un rendez-vous avec l’un des professionnels. Ils y rechargent leurs téléphones, profitent de la wifi, discutent entre eux ou se reposent. Tous se sont vu refuser la reconnaissance de minorité. Ici, ils bénéficient d’un suivi médical, juridique, social et psychologique. Mais devant l’afflux de demandes (911 jeunes pris en charge en 2021), le centre a décidé de restreindre les critères d’accès et de prioriser les jeunes ayant une vulnérabilité psychologique ou somatique. Depuis janvier dernier, 40 jeunes sont suivis chaque mois.
Parce qu’elles sont jugées particulièrement vulnérables aux réseaux de traite, mais aussi parce que leur nombre est très restreint – on parle d’une proportion de 5 % parmi les mineurs non accompagnés –, les filles sont directement incluses au dispositif de suivi par MSF. « Nous leur trouvons un hébergement solidaire, et quand une place se libère à la Women’s House, nous voyons quelle fille passera de l’hébergement à la maison », explique Fanny Elboury, assistante sociale. Au centre, l’équipe assure l’ouverture des droits, l’accès à la scolarisation, vérifie les vaccins, assure les dépistages… Grâce à un partenariat avec le centre d’information et d’orientation (CIO) de Pantin, les filles sont dirigées vers des formations à Paris ou en Seine-Saint-Denis. Le quotidien est ensuite géré par l’équipe d’Utopia.
Cette prise en charge porte ses fruits, selon Serena Colagrande, responsable de la communication de la mission France chez MSF : « On a voulu montrer que quand on met en place un accompagnement global, avec un à deux repas par jour, du soin infirmier, psychologique et social, on obtient des résultats. A l’issue des saisines, 80 % des MNA que nous suivons sont reconnus mineurs. »
La reconnaissance de la minorité et la prise en charge par l’aide sociale à l’enfance (ASE) marquent la fin du suivi par MSF et Utopia, mais pas forcément des difficultés. De la psychologue à l’assistante sociale, des adolescentes aux coordinatrices d’Utopia, toutes soulignent la suspicion de mensonge qui plane, même une fois le placement décidé par l’ASE. Et les effets sont délétères, tant sur la santé mentale des adolescentes que sur leur accès aux droits : « Certains éducateurs ne respectent pas la présomption de minorité. Ils vont rechigner à faire les démarches pour les inscrire à l’école, par exemple, regrette Fanny Elboury. Les filles ont le sentiment qu’on ne les croit pas et se sentent obligées de tout raconter en détail. On les rassure : elles savent qu’elles peuvent se poser ici sans rien avoir à prouver. »
Grosse charge mentale
Parce que les jeunes avaient du mal, en retour, à « faire confiance » et à se livrer sur leurs émotions, les psychologues du centre de Pantin ont mis en place des groupes de parole hebdomadaires depuis la fin du mois d’avril dernier. « Nous n’y parlons pas du parcours migratoire. Les filles choisissent les sujets de discussion », explique Leticia Bertuzzi, responsable des soins psychologiques. Le but étant de renforcer le sentiment de collectif et le partage d’expérience : « Elles évoquent leur anxiété sur la reconnaissance de la minorité. Nous faisons des exercices de respiration pour la gestion du stress ainsi que des sorties dans le quartier. Depuis la rentrée scolaire, le groupe de parole est moins actif. Mais elles communiquent beaucoup via WhatsApp. Elles savent que la porte reste ouverte si besoin. » Pour les garçons, en revanche, le groupe de parole n’a jamais trop pris. « Qui a envie de faire de la boxe ? J’ai deux places pour samedi », annonce à la volée l’une des assistantes sociales aux garçons qui jouent aux échecs dans un coin de la salle commune.
Il est 18 heures. La maison-refuge, vide la journée, se remplit peu à peu, à mesure que les filles rentrent du collège ou du lycée. Elles se réunissent dans la cuisine pour préparer leur repas du soir. L’occasion pour Léa Moussalli, une des trois coordinatrices, de s’enquérir des nouvelles de chacune, en attendant l’arrivée de la bénévole qui assurera la présence de nuit. Après un début de carrière dans la communication visuelle, la coordinatrice de 27 ans songe à devenir éducatrice spécialisée, mais s’interroge sur les conditions d’exercice du métier. « Il y a la distance professionnelle qu’ils sont censés garder, certains vouvoient les jeunes. Nous, on reste toute la journée avec elles. Forcément, on s’attache. » Quitte à difficilement observer la limite entre vie professionnelle et vie personnelle. « La première semaine, j’ai dû gérer une situation très dure, avec deux sœurs mineures remises à la rue. Je n’étais pas formée. J’ai créé du lien avec elles, je ne sais pas comment faire autrement. Il m’arrive de sortir avec certaines d’entre elles sur mes jours de congés », détaille Lola Kolenc, qui effectue un service civique européen et est à cheval entre la Women’s House et un appartement où trois filles sont logées.
« J’ai beaucoup de libertés dans mon poste, mais je manque de cadre, précise de son côté la coordinatrice. Le résultat, c’est beaucoup de charge mentale, avec des heures supplémentaires. Et en dehors de nos heures, on ne coupe jamais vraiment. Tu te demandes sans cesse si tu as envoyé les bons papiers pour leurs dossiers, car les conséquences peuvent être très lourdes s’il y a un souci. » Quand elle réfléchit au bilan de son activité, le manque de formation revient également, notamment pour gérer les situations problématiques ou d’urgence. « On s’auto-forme grâce à Internet, pointe-t-elle. J’essaie de m’inscrire en ce moment à une formation sur la santé mentale à l’hôpital Avicennes de Bobigny. Certaines associations dispensent des formations sur l’accompagnement juridique qui sont accessibles pour les travailleurs sociaux de l’ASE, mais pas pour nous. Nous sommes pourtant des acteurs de premiers contacts pour les mineurs non accompagnés. »
En plus des ateliers de prévention sur le numérique ou sur la santé sexuelle, les coordinatrices montent actuellement un partenariat avec l’association Mist (Mission d’intervention et de sensibilisation contre la traite des êtres humains), pour que les filles puissent accéder à des groupes de parole sur les risques de traite avec d’anciennes victimes. « Elles savent en parler mieux que nous », estime Léa Moussalli.
Le dimanche suivant, une bénévole doit venir faire du soutien en maths pour les filles de la Women’s House. « Moi, les maths, ça me donne le palu », réagit Sarah, avant d’éclater de rire. En recours auprès du juge pour enfant depuis un an, elle va fêter ses 17 ans à la maison-refuge. L’occasion d’inviter ses amis et de renouer avec un semblant de vie d’adolescente. C’est pour cette ambiance que reviennent parfois certaines anciennes déjà placées par l’ASE. Ce jour-là, c’est Elvira, 15 ans, qui frappe à la porte. Elle vient d’effectuer trois quarts d’heure de trajet depuis son établissement scolaire jusqu’à la maison de Bobigny. L’adolescente y avait trouvé refuge d’avril à mai, et n’y vit plus depuis son placement dans un hôtel où d’autres mineurs sont logés au même étage qu’elle. Affalée sur le canapé, elle discute avec Awa, avant de se préparer un repas dans la cuisine. Elle l’emportera ensuite dans sa chambre d’hôtel, qui compte un réfrigérateur mais pas de quoi cuisiner. Le dialogue avec son éducatrice s’est révélé distant : « Quand je demande à la voir, elle me demande pourquoi ou ne répond pas. Elle se permet de parler comme elle veut avec moi », confie la jeune fille.
Malgré une situation administrative coincée dans un entre-deux – ni reconnues mineures, ni pourtant majeures –, la plupart des filles de la maison sont parvenues à être scolarisées dans des établissements parisiens ou de banlieue. Certaines suivent des formations pour devenir esthéticienne, vendeuse… L’une d’elles rêve de devenir journaliste, une autre, éducatrice spécialisée. « Passer par l’évaluation a été un choc, explique Claudia, 16 ans. Plus tard, je veux pouvoir aider les autres filles comme moi. »
(1) Les prénoms des jeunes filles ont été modifiés.
(2) La Croix-Rouge est intervenue de 2016 à 2022 en tant qu’opérateur des mairies de Paris et de Bobigny pour émettre un avis sur la minorité et l’isolement des jeunes qui se présentent. France terre d’asile a pris le relais en juillet dernier.