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En Essonne, une équipe mobile à la rencontre des gens du voyage

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Sophie d'Haese, directrice de l'ADGVE (association des gens du voyage de l'Essonne), propose du café, des échanges et du soutien avec le P'tit Voyageur

Crédit photo Vincent Wartner
Depuis 2019, le P’tit Voyageur sillonne le département de l’Essonne pour aller à la rencontre des gens du voyage les plus précaires. Objectif : ramener vers le droit commun ces populations marginales souvent éloignées du système et en situation de grande fragilité.

Le vent balaye sèchement cet ancien champ agricole où affluent depuis quelques jours des caravanes. A vue d’œil, elles sont près de 200, presque toutes blanches, à stationner sur ce morceau de plaine, à quelques encablures d’une zone industrielle semblable à tant d’autres du centre de l’Essonne. Le ciel est bas, les rares personnes qui marchent dehors baissent la tête pour moins ressentir la fraîche morsure du début de l’automne. Régulièrement, de nouvelles caravanes, tractées par des voitures tout aussi immaculées, viennent grossir les rangs des voyageurs. Beaucoup arrivent du rassemblement évangélique des gens du voyage, qui a eu lieu quelques jours plus tôt à Gien, dans le Loiret. Les autres profitent de la présence d’un grand nombre de caravanes pour installer la leur sur cette parcelle pour laquelle ils ne disposent d’aucune autorisation officielle de stationnement. Les plaques d’immatriculation témoignent de la diversité des provenances.

Avec sa carrosserie rouge carmin, le P’tit Voyageur détonne. Il s’est garé juste après l’entrée du site, là où tout le monde peut le voir. « On vous offre le café, venez », rassure Sophie d’Haese, directrice de l’Association des gens du voyage de l’Essonne (ADGVE). Bientôt, quelques mères de famille approchent. Hélène fait part de sa difficulté à inscrire ses enfants au Centre national d’enseignement à distance (Cned), cette année. « Passez à l’association, on vous aidera à faire un recours », lui conseille Sophie. Si le camion n’est pas toujours immédiatement identifié par les gens du voyage, le nom de l’association, lui, est bien connu de tous. L’ADGVE, dont les bureaux sont situés à Lisses, vient de célébrer ses 50 ans, et nombreux sont les gens du voyage du département qui y ont eu recours à un moment ou à un autre, soit pour bénéficier d’un accompagnement social ou d’un soutien scolaire, soit pour y relever leur courrier, l’association faisant office d’adresse de domiciliation pour actuellement près de 650 familles, soit environ 1 800 personnes. Bien qu’il soit impossible de quantifier les effectifs de gens du voyage qui circulent dans le département, l’Essonne est depuis longtemps traversé par les va-et-vient de cette communauté, attirée par les travaux saisonniers qu’offrent ces terres agricoles aux portes de Paris. C’est aussi là, dans la commune de Linas-Montlhéry, que se situait le seul camp d’internement des nomades en Ile-de-France pendant la Seconde Guerre mondiale.

« Accompagner sans juger »

« Le terme de “gens du voyage” est très générique, mais il recouvre des populations qui ne sont pas du tout homogènes, explique Cinthia Kagan, anthropologue de formation et assistante sociale au sein de l’ADGVE. Il y a par exemple les forains, qui gagnent bien leur vie et n’ont pas besoin de notre aide. Le public que nous suivons est composé principalement de gens du voyage qui ne savent ni lire ni écrire et sont dans une situation de grande précarité. » Sophie d’Haese ajoute : « Leur dénominateur commun est de vivre en caravane, et encore, certains sont même sédentarisés. »

Nicolas, la cinquantaine, manouche revendiqué, surenchérit en souriant : « Les gens du voyage, c’est comme chez les Indiens : il y a les Sioux, les Apaches, les Comanches, etc. » Lui connaît l’association depuis plus de trente ans. Il vit depuis une dizaine d’années sur un terrain familial dans l’ouest du département avec plusieurs autres membres de sa famille et ne nomadise plus que pendant l’été, principalement pour suivre des missions évangéliques. « On commence à se sédentariser doucement mais il ne faut pas nous brusquer. Quand on ne part pas pendant un moment, on s’ennuie », explique-t-il. Avant de reconnaître : « On a été parmi les premiers à avoir une boîte aux lettres à l’association. On était illettrés, on ne pouvait rien faire. Sans l’ADGVE, on serait morts. » Cinthia Kagan résume ainsi sa mission : « Accueillir les gens, prendre en compte leur contexte culturel et avoir un accompagnement différencié dans le but de les amener au droit commun, sans jamais les juger. »

Grâce au P’tit Voyageur, lancé en 2019, l’association va à la rencontre des familles installées sur des sites sans droit ni titre, souvent sans eau ni électricité, et d’où elles sont donc expulsables à tout moment. Le principal objectif est de raccrocher les gens du voyage à un parcours de soins classique. Bérengère Primard, infirmière, qui a rejoint l’association il y a plus de trois ans, détaille leurs difficultés à surveiller leur santé : « En général, ils ont un médecin traitant en qui ils ont confiance. Mais pour ce qui est des spécialistes, le suivi reste très compliqué. Ils vivent au jour le jour et n’ont pas la même notion du temps. Caler un rendez-vous à l’avance est un concept assez abstrait. » Le camion lui permet de prendre des nouvelles régulières de patients qu’elle oriente et soutient dans leur parcours de soins. Justement, Jeanne, la soixantaine, gare sa voiture à côté du camion : « Elle est là, Bérengère ? Je voudrais lui dire que c’était bien, les massages du visage, la dernière fois ! » Bérengère fait venir régulièrement des fasciathérapeutes et des intervenantes en shiatsu pour prodiguer des soins dans le camion. « Cela permet de prendre conscience de son corps et d’améliorer l’estime de soi », défend-elle.

Très vite après son lancement, le véhicule de l’association a éprouvé l’efficacité du dispositif : « Le camion est un lieu neutre, ce qui est très important lorsqu’on parle de santé. Dans une caravane, il y a toujours quelqu’un de la famille qui laisse traîner ses oreilles », explique Bérengère. Le camion, agréé « espace de vie sociale » et financé à ce titre par la caisse d’allocations familiales (CAF), a permis à l’association de se réinventer alors que sa survie était en jeu. En 2017, le conseil départemental, qui la finançait presque intégralement, lui a coupé les vivres car elle avait refusé de devenir « référent RSA » et donc de jouer un rôle de contrôle auprès du public qu’elle accompagne. Elle est alors passée de 14 à 4 salariés. Elle en compte actuellement 10, ses comptes étant revenus dans le vert grâce à la participation de la CAF.

Des conditions d’accueil qui empirent

Parmi les gens du voyage qui côtoient l’ADGVE, les hommes sont souvent saisonniers, autoentrepreneurs, et travaillent sur des marchés, dans le bâtiment et l’élagage, tandis que les femmes prennnent soin du foyer et des enfants. Assez peu sont scolarisés : la réticence à envoyer les enfants à l’école est coutumière et se transmet souvent de génération en génération. « L’école est l’objet de fantasmes persistants, analyse Cinthia Kagan. Ils sont abreuvés du récit de grands-parents ayant été maltraités à l’école, qui alimente des préjugés très enracinés. Ils craignent que leurs enfants se fassent ostraciser, voire kidnapper. Ou que leurs filles se marient avec un “gadjo” [non-gitan, ndlr]. » Résultat : les taux d’illettrisme et d’illectronisme explosent dans cette communauté, ce qui contribue largement à la mettre à l’écart du système administratif français. Un handicap de plus en plus problématique et anxiogène pour les familles, au fur et à mesure que se dématérialisent un nombre croissant de démarches administratives. Ce jour-là, Kelly vient consulter l’ADGVE car elle a besoin d’aide pour réinscrire ses trois fils au Cned. Même si son conjoint, qui ne sait ni lire ni écrire, a trouvé un travail d’intérimaire dans un parc automobile qui les stabilisera dans la région au moins pour les prochains mois, Kelly, qui est allée à l’école jusqu’à ses 16 ans, n’envisage pas d’y envoyer ses enfants : « D’une part, ils n’ont pas envie d’y aller et, d’autre part, je n’ai pas le permis de conduire. Comme mon compagnon commence le travail à 6 h, c’est impossible pour moi d’amener les enfants à l’école le matin », justifie-t-elle.

Nombre de visiteurs du P’tit Voyageur entretiennent une certaine nostalgie du passé, regrettant une époque où les places de stationnement n’étaient pas si dures à trouver. La loi « Besson » de 2000 instaurant des schémas départementaux destinés à mettre à disposition des communautés de gens du voyage des aires permanentes d’accueil, des terrains familiaux locatifs et des aires de grand passage n’est que peu appliquée(1). « En Essonne, moins de 50 % des objectifs du schéma départemental sont atteints », déplore Sophie d’Haese. Aussi, un tri économique s’opère-t-il entre les gens du voyage qui peuvent payer les frais d’occupation des aires d’accueil (autour de 7 € par jour) et ceux qui doivent occuper des terrains de manière illégale.

Pour Martha, la cinquantaine, qui circule toute l’année dans le département avec sa sœur et ses deux fils, l’incertitude du lendemain est permanente. Ses fils, tous deux âgés de près de 30 ans, sont encore à sa charge, en particulier l’aîné, qui souffre de dépression. Elle n’a pas les moyens de payer une place dans l’une des 25 aires d’accueil permanentes du département, qui sont de toute manière complètes. « Et puis on ne veut pas se mélanger avec n’importe qui, se défend-elle. Dans les aires d’accueil permanentes, on se retrouve coincés avec des gens à problèmes, je ne me sens pas libre du tout, comme emprisonnée. » Elle reste rarement au même emplacement plus de deux ou trois jours faute d’autorisation des autorités locales, dont elle déplore l’attitude à l’égard de sa communauté : « Les gendarmes nous suivent sur les routes pour nous dissuader de nous arrêter quelque part. Parfois, la police nous cerne de blocs de béton pour nous empêcher de partir… C’est difficile de ne jamais savoir où se mettre. Ils voudraient que l’on disparaisse, mais ils vont avoir du mal, chez nous, on aime bien les enfants », conclut-elle en souriant.

Sophie d’Haese remet les pendules à l’heure : « Il faut garder en tête qu’ils ne se comportent pas comme des voleurs. Ils font des collectes auprès des caravanes et ensuite les responsables vont donner l’argent à la mairie pour payer l’eau et l’électricité. » Même sans données statistiques précises, il est admis que la démographie des gens du voyage est en constante augmentation, alors que les restrictions sur leurs conditions de stationnement se font plus drastiques. Avec pour conséquence de précariser encore davantage les voyageurs isolés comme Martha. Parallèlement, le développement des églises évangéliques s’effectue à un rythme galopant au sein de la communauté : « C’est de plus en plus frappant, ils ont tous Dieu au bout des lèvres maintenant », s’étonne Sophie d’Haese. Comme pour lui donner raison, un jeune garçon d’une douzaine d’années s’approche. Jokschan explique voyager avec son père pasteur et se rendre en Belgique, où « il y a beaucoup de gens à évangéliser ».

Notes

(1) Voir l’entretien avec William Acker, « Un racisme environnemental », dans les ASH n° 3265 du 24-06-22, p. 24.

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