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A Vénissieux, des associations luttent contre le non-recours aux droits

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Justine Marchal, salariée des Passerelles, et Robert Mlakar distribuent des flyers à l'entrée du centre scolaire Moulins-à-Vent à Vénissieux

Crédit photo Tim Douet
Depuis octobre 2021, le quartier du Moulin-à-Vent, à Vénissieux, est le terrain d’une expérimentation pour lutter contre le non-recours aux droits. Portée par des associations et des acteurs institutionnels, celle-ci s’appuie sur le double principe d’aller vers les habitants et vers les partenaires.

Il n’est pas encore 8 heures quand Justine Marchal se poste devant la grille de l’école primaire, prête à héler les premiers parents. Un paquet de flyers à la main, la jeune femme arbore un large sourire en délivrant son petit speech bien rôdé : « Bonjour, savez-vous qui je suis ? Je suis là pour vous aider dans vos démarches administratives et vos demandes de droits. Pour déceler s’il y a des aides auxquelles vous pouvez prétendre mais que vous ne touchez pas. Si ça vous intéresse, n’hésitez pas à m’appeler ou à venir me rencontrer au centre social. » La jeune femme est ambassadrice aux droits dans le cadre de l’expérimentation « Territoire zéro non-recours » menée depuis un an à Vénissieux (Métropole de Lyon). Salariée de l’association Passerelles, qui lutte contre le non-recours dans le Rhône, son poste a été financé grâce à une subvention liée au plan national pauvreté.

Ce matin, sur le parvis du centre scolaire Moulin-à-Vent, aucune mère ne refuse le petit papier. L’une d’elles demande si les rendez-vous sont gratuits. « C’est vrai que je ne pense pas toujours à le préciser, c’est important », note la professionnelle après coup. « Distribuer un flyer sans explication ne sert à rien, il finit à la poubelle, ajoute-t-elle. C’est le problème de l’aller-vers rapide : celles et ceux persuadés de n’avoir droit à rien ne sont pas convaincus en quelques secondes. Il faut pouvoir discuter ou compter sur le bouche-à-oreille. » A ses côtés, Robert Mlakar, cofondateur de Passerelles, a l’expérience de l’aller-vers et du non-recours. Aidant depuis l’âge de ses 12 ans, c’est sa situation personnelle qui l’a poussé à s’engager dans son quartier : « A 91 ans, ma mère me sollicite chaque semaine pour faire ses courriers et l’aider avec le numérique. Alors, en tant qu’aidant, je me suis demandé comment accompagner toutes les personnes qui n’ont ni famille, ni voisins. »

En France, d’après l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore), 30 % des personnes éligibles à la couverture santé solidaire n’y recourent pas et 20 % des ménages avec enfants ne touchent pas le RSA (revenu de solidarité active) sur plusieurs trimestres consécutifs comme ils le devraient(1). Dans le quartier du Moulin-à-Vent, 18 % des habitants vivent sous le seuil de pauvreté, contre 16 % à l’échelle de la Métropole de Lyon. Et, fin 2021, le recours aux aides facultatives auprès du centre communal d’action sociale ne dépassait pas 10 %.

 

Des courriers à la poubelle

« Dans une première phase, nous avons cherché à comprendre les raisons du non-recours », détaille Fabienne Delahaye, cheffe de projet au sein du laboratoire social Le Centsept, qui coordonne l’expérimentation. Conclusion : les freins sont à la fois psychologiques (stigmatisation, peur de mal faire, autres urgences à gérer…), logistiques (langage administratif, difficultés d’accès à la lecture ou à l’écriture, horaires d’ouverture des structures, incapacité à formuler une demande spécifique…) et liés à la complexité de l’accompagnement. « Finalement, peu de personnes sont invisibles aux yeux de toutes les structures sociales ou administratives. En revanche, il est fréquent qu’un bénéficiaire vienne toquer à une porte pour un besoin particulier et qu’il n’y ait personne pour évaluer ses besoins globaux. C’est le rôle de l’ambassadrice », poursuit Fabienne Delahaye. « Pour beaucoup de personnes, les institutions sont davantage au service du pouvoir que des citoyens. On évalue qu’entre 20 et 25 % des chèques énergie partent à la poubelle, même lorsqu’ils sont envoyés par courrier, car l’emblème de Marianne inquiète : on redoute de recevoir une facture, alors on jette sans ouvrir. L’une de nos premières missions est donc de rassurer », appuie Robert Mlakar.

Assistante sociale de formation, Justine Marchal a commencé sa carrière à l’hôpital, avant de travailler en centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) puis en centre de promotion familiale : « Je me sentais souvent prise en étau entre les demandes des gens qui ne touchaient pas leurs aides et les blocages émanant des institutions. Avec ce poste, le fait de ne pas être étiquetée assistante sociale me permet d’aller plus loin car je ne représente pas l’“institution”. »

Sur le terrain, sa stratégie s’est affinée : « Je ne peux pas être partout dans le quartier, alors j’essaie plutôt de me montrer plusieurs fois aux mêmes endroits afin d’être identifiée, et je sens que ça commence à être le cas. » En moins d’une heure, deux habitantes la reconnaissent : l’une a déjà pris rendez-vous pour un bilan individuel, l’autre l’a croisée à la pharmacie quelques jours auparavant. Justine Marchal a écumé plusieurs lieux emblématiques, indiqués par les travailleurs sociaux du quartier : les résidences sociales, mais aussi les pharmacies, la bibliothèque, le foyer pour personnes âgées, le kebab, la brasserie et certaines places publiques. « On essaie de savoir où mettre l’énergie : si je donne 12 flyers en bas d’un immeuble et que j’obtiens 12 rendez-vous, c’est plus réussi que si je distribue 100 flyers mais que peu de gens me rappellent », explique-t-elle.

 

Les commerçants mobilisés

La sensibilisation des commerçants tient une place majeure dans le projet. Isabelle Fond a ouvert son officine au Moulin-à-Vent il y a vingt ans : « Je suis une pharmacie de quartier. Ici, on fait de l’humain avant tout. Avec les années, je connais mes patients et je pense qu’on peut être le chaînon manquant. Je ne suis pas assistante sociale, mais je sais percevoir une détresse et les personnes me font confiance. » Avant l’expérimentation, la pharmacienne renvoyait, si besoin, vers le médecin traitant. « Mais tous les médecins ne se sentent pas concernés », souffle-t-elle. Désormais, elle donne systématiquement les coordonnées de Justine Marchal quand elle sent qu’une situation est bloquée. « Ce sont souvent des problématiques en cascade qui ne concernent pas que le soin. Les patients acceptent car ils me connaissent », insiste-t-elle.

Après la distribution de flyers, l’ambassadrice se rend au centre social, lieu de référence pour les rendez-vous. Sur près de 400 personnes rencontrées depuis le début de l’expérimentation, un peu plus de 80 ont déjà sollicité un entretien individuel. Parmi lesquelles Achmi. Orienté par le Secours populaire, le quinquagénaire vit seul, dans un petit appartement juste en face du centre. Ancien chauffeur de poids lourds, sa situation s’est progressivement dégradée quand il est devenu « moins employable ». Le jour de son rendez-vous, il se présente dans le bureau avec deux courriers à la main : une demande de régularisation de facture d’électricité et une lettre de la caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) concernant ses droits en la matière. « Ma retraite devait prendre le relais de mon RSA, mais il y a eu un problème avec mon dossier. Résultat : je ne touche plus aucun des deux, précise le bénéficiaire, les mains tremblantes. J’avais pourtant fait les démarches en septembre dernier pour anticiper. Je ne sais pas comment je vais faire pour payer mon loyer. Je n’en dors plus la nuit. »

 

Incohérences institutionnelles

Assise face à lui, Justine Marchal l’écoute et prend des notes sur un petit cahier. Ensemble, ils retracent dans le détail le parcours administratif d’Achmi. Le second point concerne la facture, d’un montant de 645 €, déjà arrivée chez l’huissier. « Il faut prendre rendez-vous d’urgence à la maison de la Métropole (MDM) », indique la salariée, qui se chargera de contacter la Carsat. Près d’une heure plus tard, l’homme repart, toujours pas complètement rassuré. « J’ai de la chance de ne pas être complètement seul, j’ai mes enfants, mais je ne veux rien leur demander. C’est la honte, c’est moi qui devrais les aider », murmure-t-il.

A chaque nouvelle personne, le même rituel. La travailleuse sociale passe au crible une grille de questions : logement, situation maritale, activité, salaire, santé, mutuelle… « Mon métier consiste aussi à faire reconnaître aux institutions leurs incohérences. Certains mails sont tout simplement incompréhensibles, d’autres arrivent plusieurs mois après la demande d’aide. Or il y a souvent un effet boule de neige. Beaucoup ne touchent pas le chèque énergie car les impôts sont mal déclarés, par exemple. »

Un an après le lancement du dispositif expérimental, la majorité des personnes rencontrées sont des familles ou des personnes âgées, avec une forte représentation de femmes en situation de précarité – les jeunes restant plus difficiles à toucher. « Dans 95 % des cas, le non-recours est lié à une non-connaissance, qu’il s’agisse de l’aide elle-même ou des conditions d’éligibilité », constate Fabienne Delahaye. S’y ajoute, dans 30 % des cas, une situation de non-proposition ou de non-réception en cas de demande effectuée. « Il est particulièrement intéressant de noter que, lorsqu’on interroge les acteurs eux-mêmes, très peu parlent de l’incapacité des structures à favoriser l’accès au droit et à adapter leurs réponses », complète la coordonnatrice.

Le cas de Myriam(2) est emblématique. Justine Marchal la reçoit, après avoir rencontré son fils en bas de leur immeuble. C’est lui qui l’héberge depuis le décès de son mari. C’est également depuis ce jour que la caisse d’allocations familiales (CAF) lui réclame des prestations qu’elle n’aurait pas dû toucher certains mois, alors qu’elle effectuait des allers-retours réguliers entre la France et l’Algérie. « A 64 ans, cette dame n’a pas osé se tourner vers qui que ce soit. A ce jour, elle n’a absolument aucun droit ouvert, ne touche pas de retraite, n’a pas de couverture santé ni de suivi social », souligne l’assistante sociale.

Coordinatrice « ressources » du dispositif, Hayet Merouani est salariée du Pimms (point d’information médiation multi-services) Lyon Métropole. Elle intervient dans les dossiers particulièrement complexes : « Justine “attrape” les personnes, mais ensuite il ne faut pas les perdre. Mon rôle est de faire le lien entre les partenaires eux-mêmes, et notamment entre les professionnels qui accompagnent les usagers et les institutions qui distribuent les aides. » Pour faciliter sa mission, elle est en lien avec une personne référente au sein de chaque institution (CAF, impôts, caisse d’assurance maladie, bailleurs sociaux, etc.). Une façon d’obtenir des réponses plus rapides. Elle organise aussi des rencontres thématiques entre les partenaires, car « de nombreux professionnels, bénévoles ou assistantes sociales, sont en difficulté faute d’information ou de connaissance de tous les dispositifs d’aides existants ».

Comme Justine Marchal, Hayet Merouani espère que l’expérimentation – qui se termine actuellement – se poursuivra encore au moins un an, puis sera intégrée dans le droit commun. « Pour tisser des liens durables et être identifiées de tous, il faut du temps », assure-t-elle. Et pas seulement. « Idéalement il faudrait un poste comme le mien dans chaque quartier, et que des structures comme le centre social aient des moyens pour détacher une salariée entièrement dédiée à l’aller-vers », abonde Justine Marchal. En vingt ans, le quartier du Moulin-à-Vent a perdu ses permanences hebdomadaires d’assistantes sociales et les deux maisons du département ont fusionné dans l’arrondissement voisin. « On a progressivement éloigné les services publics et l’humain, et, par là-même, les gens de leurs droits, regrette Pascal Branchard, directeur du centre social. Mais le seul patrimoine des pauvres, c’est le service public. »

Notes

(1) Source Dress, chiffres 2022.

(2) Le prénom a été changé.

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