« Je suis bien, ici. Je me sens bien accompagné et libre de mes mouvements. J’ai le droit de travailler, de sortir de l’établissement. Avec ma carte de bus, je peux me balader en ville, aller à la plage. Ça me change. » Richard Mallet a 71 ans, dont sept passés à la prison de Salon-de-Provence. Regard dur, mine renfermée, son visage traduit un parcours chaotique. Né à Hyères (Var), enfant de la Ddass (direction départementale des affaires sanitaires et sociales), il a vécu l’essentiel de sa vie en institution. En situation de déficience mental, il articule lentement et il lui arrive parfois de mâcher ses mots. Ce qui ne l’empêche pas de se confier avec pudeur sur son passé. « En 2009, j’ai été condamné à huit ans de prison, dont un avec remise de peine. » A l’époque, l’ex-détenu était déjà sous le coup d’un suivi socio-judiciaire. « Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas été mis en prison la première fois. Si ça avait été le cas, peut-être que je n’aurais pas recommencé », estime-t-il.
En 2017, une fois sa peine purgée, et après accord de son CPIP (conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation), il a été orienté vers l’Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) Saint-Barthélemy, de la Fondation Saint Jean de Dieu, à Marseille. Unique en son genre, cette structure reçoit, au milieu d’autres résidents, des personnes âgées venues du monde carcéral.
L’initiative tient du hasard : « En 2009, une ancienne collaboratrice m’a appelé pour son frère de 61 ans, se souvient Olivier Quenette, le directeur. A sa sortie de prison, il n’avait aucun logement, aucune ressource. Je lui ai donc dit de l’amener chez nous. A partir de là, nous avons démarré l’accueil de ces personnes. » Depuis, 26 anciens détenus ont été hébergés, dont 16 sont toujours présents. L’établissement doit gérer de plus en plus de demandes car, conséquence de l’augmentation de la durée des peines et de l’allongement des délais de prescription, notamment en matière d’infractions sexuelles, la population carcérale vieillit. Selon les derniers chiffres de l’Observatoire international des prisons (OIP), en octobre 2018, les personnes âgées de plus de 60 ans – dont certaines dépassent les 80 ans – représentaient 3,9 % des personnes incarcérées. Un taux multiplié par 6,7 depuis le début des années 1990.
Pas de critère de santé
A l’Ehpad Saint-Barthélemy, les anciens détenus viennent de tout le territoire : Fresnes (Val-de-Marne), Bapaume (Pas-de-Calais), Grasse (Alpes-Maritimes)… « Il n’y a pas de contrainte géographique, ni de critère de santé », renseigne Olivier Quenette. En réalité, l’hébergement relève de quatre cas de figure : les sorties sèches à l’issue de la peine, les aménagements de peine avec ou sans bracelet électronique et les suspensions de peine pour raison médicale. « Une personne atteinte de troubles cognitifs ne sait plus pourquoi elle est en prison. Le sens de la peine n’existe plus. Certains résidents dans ce cas ont moins de 60 ans. La preuve, nous en avons deux de 52 ans », explique le directeur.
A la naissance du projet, l’espace éthique de l’Ehpad a été mobilisé pour répondre à deux interrogations majeures : ces résidents doivent-ils être installés dans une unité spécifique et est-il nécessaire d’informer les professionnels des raisons de leur incarcération ? La réponse s’est avérée négative. « Nous sommes seulement au courant de leur provenance mais nous ne savons pas pourquoi ils sont allés en prison. Et s’ils ne sont pas réunis dans un pôle spécifique, c’est qu’il a été estimé qu’ils avaient le droit à l’oubli et qu’ils ne devaient pas être distingués des autres résidents. Si un ancien détenu est là, c’est parce qu’il présente un profil compatible avec nos prises en charge spécifiques. C’est pour cela qu’il y a aussi bien des anciens prisonniers en unité géronto-psychiatrique que dans le pôle des maladies neuro-dégénératives », souligne Chafia Lahlouhi, une des trois infirmières de coordination (Idec).
Droit à l’oubli
En amont, le détenu est évalué en prison par un double binôme : le plus souvent, par un membre de l’encadrement et une Idec, puis par un membre de la direction et une psychologue. Ensuite, une commission d’admission se réunit pour débattre de la place à venir de cette personne, et savoir si la structure est en capacité de l’accueillir. « Mais il n’y a pas de cases à cocher, insiste Olivier Quenette. Nous hébergeons aussi bien des meurtriers que des pédophiles. Le motif d’incarcération n’est pas une donnée. S’il nous est arrivé de refuser des détenus, c’est parce qu’ils n’avaient pas leur place en Ehpad. Ils étaient trop malades et nous n’avions pas les moyens médicaux de les accompagner. Nous estimions ces personnes à risque pour elles-mêmes comme pour le collectif. »
Si l’accompagnement de ces résidents ne nécessite pas de formation spécifique, il exige quelques ajustements. « J’accorde plus de temps aux anciens détenus, confie Nathalie Pauchet, la psychologue de l’établissement. Certains sont dans le déni et estiment que la justice s’est trompée sur leur compte. Certains ne reviennent jamais sur les raisons de leur condamnation. Ils évitent d’aborder le sujet. D’autres ont besoin de se livrer, de raconter leurs expériences traumatisantes en prison. D’autres encore assurent que, longtemps après leur arrivée, le bruit du trousseau de clés dans la serrure leur rappelle l’enfermement. Pour beaucoup, ils ont été rattrapés par la justice, arrêtés en plein vol dans leur vie de famille, leur environnement, leur routine. »
Parmi les résidents, Mouloud Bedreddine, 72 ans, condamné à cinq ans de prison et arrivé ici en 2016. « J’ai fait trois ans et demi en maison d’arrêt à Grasse, puis en semi-liberté en centre de détention à Salon-de-Provence, raconte-t-il, le verbe haut. A cause de ma condamnation, j’ai divorcé. Mon ex-femme en a profité pour tout vendre. Je n’avais plus d’appartement, plus de voiture, plus de papiers… C’est pour cela que l’on m’a orienté ici. Le CPIP ne voulait pas me laisser tout seul, à la rue, de peur d’une récidive. »
Retour à la liberté
Niché au nord de Marseille, l’établissement se situe dans une propriété boisée de sept hectares et possède son propre parc animalier avec une quarantaine de daims, des biches, des poules, un cheval, un poney, des chèvres. Outre cette spécificité, l’établissement détonne par la singularité de son accompagnement. « La primauté, c’est la liberté d’aller et venir, assure Sébastien Chicca, responsable des pôles “neurodégénératif” et “autonomie”. C’est indispensable pour ces populations. Sans cette politique, ils ne restent pas. Là, certains ne rentrent qu’à 2 h, d’autres partent deux à trois jours, voire une semaine ou deux. Mais ils reviennent toujours car, ici, ils peuvent être soignés, aidés. » Pour l’heure, l’équipe n’a rencontré qu’un seul échec, avec un ancien détenu qui a récidivé.
Au départ, la gestion de leurs repas et de leurs allées et venues n’a pas toujours été simple. « On sent qu’ils ont besoin de se réapproprier leur indépendance, affirme Olivier Quenette. Par exemple, un de nos résidents a été emprisonné pendant quarante-sept ans. Pour lui, sa chambre, c’est sa cellule. Le repas, c’est sa gamelle. Il doit donc réapprendre l’autonomie, la liberté et la prise de décision. En cela, l’accompagnement diffère des autres Ehpad. Mais ce n’est pas le plus complexe. Nous avons des profils psychiatriques autrement plus compliqués à gérer. » La prise en charge de ces résidents s’est structurée de manière empirique au fil des années. Mais si la direction échange énormément avec les services pénitenciaires, l’ex-détenu n’est pas sous contrainte. « La justice ne nous demande rien et ne nous impose rien, note Sébastien Chicca. Nous accompagnons la personne en fonction de notre évaluation et de nos responsabilités. Notre travail n’est pas de punir le résident venu de prison. Ni de nous substituer à la loi. Il est donc libre de ses faits et gestes ainsi que de ses déplacements. »
Autre caractéristique : les résidents ont la possibilité de travailler. Plus exactement, ils participent au projet « inclusion dans l’institution au travers d’activités rémunérées », comme le précise Thomas Callies, responsable du pôle « santé et précarité ». Ils bénéficient d’un contrat d’activité qui permet de formaliser les objectifs, de définir le temps de travail. Avec deux compensations possibles : un temps plein à 70 € par mois et un mi-temps à 35 €. Ils peuvent jardiner, nourrir les animaux, aider au salon de coiffure, ramasser les détritus, aider à la buanderie, dresser les tables, travailler en espaces verts… « Cette activité rémunérée a une fonction à la fois occupationnelle, thérapeutique, économique et d’utilité sociale », précise Chafia Lahlouhi.
Possibilité de partir
A la différence d’autres structures, l’Ehpad Saint-Barthélemy n’est pas une fin en soi : les résidents ont la possibilité de partir. Cela a été le cas pour deux des 26 anciens détenus passés par cet établissement : l’un a déniché son propre appartement, l’autre vit désormais en résidence autonomie. « Je pensais finir mes jours ici, mais plus maintenant. Je veux me rapprocher de mes enfants, qui sont à Saint-Etienne. Ils me manquent, confesse Mouloud Bedreddine. Je veux pouvoir être là pour leurs anniversaires ou passer des fêtes de Noël avec eux. Je viens de finir mon suivi socio-judiciaire, donc, en théorie, je suis libre comme l’air. Mais je dois voir avec mon CPIP car on me conseille quand même d’être suivi médicalement. Et puis je dois continuer à pointer au commissariat tous les six mois. »
L’Ehpad, espace de transition vers un retour à la vie normale ? « Cela ne doit pas être un lieu dans lequel on vient juste pour pousser son dernier soupir. En voir certains partir autrement que les deux pieds en avant, c’est assez satisfaisant. Cela veut dire qu’il y a du mouvement, de la vie », résume Nathalie Pauchet. Autrement exprimé par Mouloud Bedreddine : « Peu importe que vous ayez eu un parcours difficile, ici, c’est le seul endroit où l’on vous aide. J’ai été jugé, j’ai payé. Mais depuis que je suis ici, je peux le dire : j’ai purgé ma peine. »
L’institution a ouvert ses portes en 1852 avec pour objectif de prendre en charge les miséreux de la cité phocéenne, « d’apporter un soutien moral et matériel aux personnes âgées et nécessiteuses ». Au fil des ans, l’hospice s’est transformé pour s’adapter aux évolutions réglementaires. Mais les valeurs historiques de l’accompagnement prônées par le fondateur – au nombre de cinq – ont été conservées : l’hospitalité, la qualité, le respect, la responsabilité et la spiritualité. Depuis 2006, l’Ehpad est sectorisé en fonction des profils, des pathologies et des parcours de chaque résident. Cinq unités de vie le composent : Paul de Magallon, où résident des personnes âgées autonomes ; Saint-Joseph, pour celles qui souffrent de troubles neurodégénératifs ; Saint-Benoît, qui héberge des personnes atteintes de troubles psychiatriques modérés à aigus ; Saint-Richard, pour les personnes dont les troubles sont liés au vieillissement ; et Saint-Roch, qui accueille d’anciens SDF. Privé à but non lucratif, l’Ehpad compte 245 résidents au total, tous habilités à l’aide sociale.