Dès le 16 mars, Franck Faberon, éducateur de rue en prévention spécialisée en Seine-Saint-Denis, est averti : plus question d’aller dans les quartiers, la consigne est au télétravail. « La première semaine, j’ai continué à être en contact téléphonique avec les jeunes. Je leur ai rappelé l’importance de rester confiné, des gestes-barrières pour se protéger, eux et leurs familles. Au début, ça a marché. Mais, très vite, la communication s’est tarie », explique Franck Faberon, qui intervient dans trois quartiers. Malgré la création d’un groupe WhatsApp avec le centre social, les jeunes ont fini par décrocher de l’espace numérique pour réinvestir l’espace public. Au bas des immeubles, sur le parking ou le terrain de sport…
Rien d’étonnant pour Léonard Dehaine, éducateur de rue en Seine-Saint-Denis également, le département le plus touché d’Ile-de-France par la contamination : « Ceux qui s’intéressent au coronavirus ont tendance à agiter les théories du complot. Mais la plupart ne se sentent pas vraiment concernés. On a affaire à des adolescents souvent déscolarisés, plus ou moins en lien avec le trafic de drogue. Ils sont davantage dans l’urgence et la survie que dans l’actualité de la crise sanitaire. » Même son de cloche chez Franck Faberon : « Ils se regroupent et serrent les mains de leurs copains comme ils avaient l’habitude de le faire avant. Ils ne se rendent pas compte. C’est vrai qu’ils vivent nombreux dans des logements exigus et certains sont en conflit avec leurs parents, qui ont du mal à les garder à l’intérieur. C’est d’autant plus compliqué que ce sont majoritairement des adolescents dans une contestation de toute autorité et qui se sentent abandonnés par les pouvoirs publics depuis longtemps. Du coup, ils sont assez fatalistes. »
Pas de rue virtuelle
Raison de plus, pour ces éducateurs de la prévention spécialisée, de ne pas couper totalement le lien et de poursuivre leur accompagnement socio-éducatif pendant la période de confinement. Une mission difficile à accomplir à distance. « Nos interventions sont limitées. Les recherches d’emploi, de formation sont ralenties, beaucoup d’organismes partenaires sont fermés, prévient Léonard Dehaine. J’avais déjà du mal, avant, à joindre le tribunal pour les jeunes en attente d’un jugement. Mais là, c’est impossible. Je prépare quelques audiences avec des avocats, mais c’est limité. A part errer et attendre la fin du confinement, les jeunes n’ont rien à faire. » Et plus le temps passe, plus les professionnels s’inquiètent de déserter les quartiers. « On nous a imposé le télétravail, mais c’est absurde pour nous. La rue n’est pas quelque chose de virtuel, ce n’est pas pour rien si les jeunes s’y retrouvent. Certains sont à l’aise avec les réseaux sociaux, mais d’autres n’ont même pas de téléphone portable. Et puis notre travail n’est pas d’avoir un discours moralisateur », souligne Franck Faberon.
Avec d'autres professionnels, il a demandé au conseil départemental de pouvoir revenir ponctuellement dans les quartiers, avec les précautions nécessaires, masques, gants et gel hydroalcoolique. Ils attendent la réponse mais ont bon espoir : la préfecture s'apprêterait à autoriser l’association Canal, située à Saint-Denis, dans le même département, à intervenir deux jours par semaine auprès des jeunes. Leur objectif : montrer qu’ils sont présents, distribuer des attestations de sortie aux adolescents qui n’ont pas accès à des imprimantes, continuer à susciter leur adhésion… Et éviter que les jeunes ne se retrouvent face à face avec la police. La situation est déjà tendue en temps normal. Le non-respect du confinement pourrait la rendre explosive. « Il y a des violences policières, des débordements. Le contexte réveille inévitablement des hostilités de part et d’autre », affirme Léonard Dehaine. Et Franck Faberon d’ajouter : « Tout notre travail de médiation a été interrompu. »
Une perte de sens
Selon l’éducateur, la situation témoigne de la manière dont sont considérés les jeunes des quartiers populaires : « Ils ne sont rendus visibles que lorsqu’il y a des émeutes avec la police. Autrement, ils sont invisibles, oubliés. Leur espace de confinement, c’est la rue. Que les services de protection de l’enfance n’aient pas anticipé ce phénomène m’interroge. » Un désintérêt qui vaut aussi, peut-être, à l'égard des professionnels. Pour Jonathan Louli, ex-éducateur de rue et auteur d’un livre sur la prévention spécialisée (1), la façon dont le télétravail a été imposé à ses anciens collègues en dit long : « Avec la crise, les départements et les institutions naviguent à vue, mais il y a quand même une méconnaissance du terrain. La prévention spécialisée est un travail de rencontre et de lien social. Avant l’aspect éducatif, il y a la proximité physique. C’est un vrai enjeu que de prendre en compte cette dimension qui passe par la posture physique, l’apparence, la communication verbale, l’intonation de la voix, le regard… En bref, la reconnaissance des uns et des autres. »
Ces remarques n’arrivent pas par hasard. Depuis des années, les travailleurs sociaux du secteur sont confrontés à une perte de sens dans leur travail. « Il y a un fossé entre les éducateurs et les décideurs, qui sont les financeurs. On nous demande de plus en plus des évaluations quantitatives de nos interventions. Pourquoi pas, si c’est pour mieux coordonner nos actions. Mais on ne peut pas nous enfermer dans cette logique, cela ne correspond pas à la réalité de notre activité. » Autrement dit par Jonathan Louli, « la prévention spécialisée ne sert pas seulement à insérer des jeunes dans un collège, une formation, un stage… C’est utile, évidemment, mais il s’agit d’abord de contribuer à ce que l’environnement des jeunes que nous accompagnons fasse sens. C’est difficilement quantifiable. »
L’angoisse des mères
Ce dernier a quitté la profession quand sa direction lui a demandé, sans en donner les raisons, de remplir des fiches nominatives avec le nom des jeunes, leurs coordonnées, les dates de rendez-vous… « Je ne pouvais pas obéir sans en informer les adolescents, mais si je leur disais, la confiance entre nous était brisée », souligne celui qui a préféré jeter l’éponge. Aujourd’hui, en plein confinement, certains départements demandent aux éducateurs de rue en télétravail de remplir des tableaux répertoriant tout ce qu’ils font, le temps passé au téléphone avec les jeunes, quasiment à la minute près. « Les éducateurs espèrent que cela ne va pas se retourner contre eux, et qu’à l’issue de la crise on leur retire des financements. Il y a des budgets qui ont été supprimés pour moins que ça », prévient Jonathan Louli.
Pour l’heure, à défaut de pouvoir aller voir les jeunes, Léonard Dehaine rassure leurs mères au téléphone. Dernièrement, l’une d’entre elles l’a appelé. Elle ne dort plus, ne mange plus, plusieurs personnes de son entourage sont atteintes du Covid-19 et certaines sont mortes. « Les mamans ont peur pour elles et leurs enfants, elles sont désemparées. J’essaie de les soutenir, de les écouter. Cela peut paraître anodin d’être présent comme ça au bout du fil, mais c’est important quand les familles sont isolées, qu’elles n’ont personne pour les aider, aucune structure vers laquelle se tourner », raconte Léonard Dehaine. Ainsi cette mère de famille en hôtel social avec ses quatre enfants depuis plusieurs mois, loin de tout. Depuis le confinement, ses démarches dans le cadre du Dalo (droit au logement opposable) sont bloquées. « Elle se sent complètement exclue, déclare l’éducateur. Ce n’est pas facile de faire comprendre à son fils adolescent de ne pas sortir, de rester confiné avec sa mère et ses trois frères et sœurs. »
(1) Le travail social face à l’incertain - Ed. L’Harmattan, 2019.