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Marcel Jaeger : « Les travailleurs sociaux doivent s’allier aux personnes accompagnées »

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Les travailleurs ont été sur le pont pendant la crise sanitaire, mais n’ont pas été intégrés au Ségur de la santé. Un manque de reconnaissance que les professionnels ne pourront dépasser, selon Marcel Jaeger, que par un décloisonnement des pratiques.

 

Actualités sociales hebdomadaires : Comment expliquez-vous que les travailleurs sociaux aient été exclus du Ségur de la santé ?

Marcel Jaeger : Historiquement, ils sont considérés comme étant en deuxième ligne, pour reprendre une métaphore militaire utilisée par Emmanuel Macron. Selon une définition « québécoise », la première ligne concerne les soignants. Dans la hiérarchie des valeurs, le travail social vient donc en appui des professionnels de la santé. Il est comme relégué. Mais si l’on se réfère à la charte d’Ottawa de 1986(1), la finalité de l’action sociale et médico-sociale s’insère dans une définition extensible de la santé, au sens où les déterminants sociaux (se loger, se nourrir, avoir un revenu…) sur lesquels agissent les travailleurs sociaux sont essentiels. De ce point de vue, les travailleurs sociaux sont en première ligne et l’ont été pendant la crise. L’autre problème est que le sens et le fonctionnement du travail social ne sont pas d’une très grande visibilité aux yeux des décideurs. D’une part, le champ est extrêmement composite, allant de la pauvreté au handicap en passant par les troubles psychologiques. D’autre part, à en croire certains, il y aurait à l’intérieur même du secteur une bipolarisation entre les professionnels qui sont au front et ceux qui sont à l’arrière et font un « social de gestion ». Cet émiettement du champ et des catégories n’aide pas à valoriser et à légitimer son action. Il a fallu attendre le décret du 6 mai 2017 pour que le travail social soit mieux défini. Un champ dont les frontières sont floues est en mauvaise position pour se faire reconnaître par les autres. Il n’est pas rare que les travailleurs sociaux s’entendent dire : « Mais vous faites quoi ? »

ASH : C’est parfois ce qui ressort du discours public ou des médias à l’occasion d’un scandale touchant l’aide sociale à l’enfance (ASE), par exemple…

M.J : Ces représentations négatives ne sont pas uniquement le fait des médias ou des politiques : lorsque des sociologues parlent d’un social « installé » ou de « professions canoniques », ils mettent en cause de manière injuste la bureaucratisation de ces professionnels. Mais lorsque Philippe Warin mentionne la non-confiance dans les travailleurs sociaux comme une des causes du non-recours ou du renoncement aux droits des personnes vulnérables, il est difficile de ne pas s’interroger sur ce qui se joue dans cette crise de légitimité très grave que connaît le travail social. En réalité, ce ne sont pas spécifiquement les travailleurs sociaux qui sont mis en cause. Ils paient le prix d’une suspicion qui touche l’ensemble du système de protection sociale, supposé alimenter la dépendance des plus démunis aux aides qui leur sont apportées. D’où la contamination de la scène publique par un discours sur le « pognon de dingue » (expression employée par Emmanuel Macron en juin 2018 à propos des aides sociales), les polémiques relatives à la discrimination positive, les accusations de défaut de surveillance, le laxisme… Le travail social est au cœur d’un débat politique qui le dépasse pour une grande partie et qui concerne la façon dont une société supposée moderne se confronte à l’altérité, traite de l’aide à autrui. Mais les travailleurs sociaux n’ont pas qu’une image dépréciée : ils sont écoutés pour leur expérience et leur connaissance des terrains. Y compris dans les commissariats. Ils doivent donc renforcer leurs capacités d’argumentation.

ASH : La crise sanitaire peut-elle constituer pour eux l’opportunité de véritablement sortir de l’ombre ?

M.J : Une transformation avait commencé auparavant, mais elle est encore timide. La crise peut effectivement fournir aux travailleurs sociaux l’opportunité de faire évoluer leur positionnement professionnel. Beaucoup d’entre eux sont montés au créneau et ont montré leur utilité sociale du fait de leur proximité avec des publics en graves difficultés. Des initiatives et des pratiques innovantes ont été mises en place. Mais leur rapport aux politiques publiques est parfois compliqué. Dans certaines instances, une culture d’affrontement subsiste. La défense de son statut et de son salaire est indispensable et les conditions de travail sont fondamentales pour la qualité du travail et les services rendus aux personnes. Mais les choses ne pourront bouger que si un discours offensif s’instaure. Il est important, par exemple, que les travailleurs sociaux favorisent le pouvoir d’agir des personnes qu’ils accompagnent. Celles-ci ont des solutions certainement différentes de celles proposées par les dispositifs, mais qui ont l’avantage de révéler leurs compétences. Elles ont un savoir expérientiel dont il faut tenir compte. Aujourd’hui, dans le secteur social et médico-social comme dans celui de la santé auparavant, le public ne veut plus être déconsidéré. D’autant qu’en dévalorisant les autres, par une logique compassionnelle ou un interventionnisme excessif, on se dévalorise soi-même.

ASH : Est-ce à dire que les travailleurs sociaux doivent opérer leur révolution ?

M.J : Il y a, chez eux, de la souffrance, de la maltraitance, un sentiment d’impuissance. Mais ils n’acquerront une visibilité que par une alliance avec les personnes dont ils s’occupent. Il faut sortir d’une logique purement académique. Dans les champs du handicap et de la grande pauvreté, certaines initiatives doivent beaucoup à des associations ou à des groupes de personnes accompagnées, à l’image du travail engagé par ATD quart monde sur le croisement des savoirs. Cela va bousculer les identités professionnelles, mais les travailleurs sociaux doivent avoir également la capacité de travailler ensemble, entre métiers différents, afin de partager les informations et de comprendre le langage des uns et des autres. Dans la perspective d’un accompagnement global des personnes, il faut que le travail social se rapproche aussi des professionnels du secteur sanitaire. Il pourrait y avoir un socle commun des apprentissages sur le modèle de ce que fait la Croix-Rouge, où infirmières et assistantes sociales sont formées ensemble. Au Québec, un animateur peut être un intervenant social tout comme un infirmier en santé mentale.

 

ASH : Les étudiants en travail social ont été très impliqués pendant le confinement, mais pourquoi ces métiers suscitent-il aussi peu de vocations ?

M.J : La baisse d’attractivité des métiers du social est continue depuis le début des années 2000. Elle a d’abord concerné les assistants de service social puis s’est élargie à d’autres catégories. La médiocrité du statut et des salaires y est pour beaucoup. D’autant que, à partir de la réforme du diplôme d’Etat d’infirmière en 2009, il s’est opéré un décrochage. A l’époque, les travailleurs sociaux de niveau 3 ont obtenu tardivement le grade de licence, mais sans amélioration significative de leur situation. Intervient aussi la dureté des relations avec des personnes en graves difficultés, et la confrontation à des réalités dans lesquelles de jeunes professionnels se sentent exposés. Beaucoup de travailleurs sociaux souffrent également d’un sentiment de grande solitude. La crise sanitaire peut changer la donne si elle conduit à développer le travail collectif, les coopérations entre professionnels de différents mondes (la santé, l’Education nationale). Il est essentiel de resserrer les liens entre les intervenants, de rétablir des égalités de statut. Des transformations amorcées lors des états généraux du travail social, en 2015, sont restées depuis en panne sous le double effet des restrictions budgétaires et des corporatismes.

Notes

(1) Charte pour la promotion de la santé.

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