Prenez un enfant malentendant. A l’école, il pourra éprouver des difficultés à communiquer avec les autres. A la maison, en revanche, s’il invite dans sa famille un ami ne sachant pas signer, qui sera en situation de handicap ? Les caractéristiques individuelles de l’enfant n’auront pas changé, mais l’environnement aura été modifié. D’où la notion – connue et parfois galvaudée – de « situation de handicap ». Le terme ne renvoie pas à un statut lié à une incapacité. Mais bien à une interaction dynamique entre des facteurs personnels, des facteurs environnementaux et des habitudes de vie.
Le modèle de développement humain – processus de production du handicap (MDH-PPH) s’appuie sur cette idée. Il renverse l’approche biomédicale, qui place la responsabilité sur la personne, pour expliquer le handicap par l’interaction entre des caractéristiques individuelles et le milieu de vie. Et ce, quelles que soient les incapacités et les déficiences de la personne. L’objectif étant, bien sûr, d’améliorer la qualité de vie des personnes.
L’idée paraît simple et communément admise. Pourtant, la loi de 2005 définit encore le handicap comme une limitation « subie » en raison d’une « altération » d’une ou plusieurs fonctions, et non comme une interaction prenant en compte le milieu de vie. Surtout, de la théorie à la pratique, bien du chemin reste à parcourir. Et c’est toute la plus-value du MDH-PPH. Il propose deux outils d’évaluation (lire encadré page 66) pour mettre en application, de manière concrète, le concept : la mesure des habitudes de vie (Mhavi) et celle de la qualité de l’environnement (MQE).
Infuser
Formalisé en 1998, le MDH-PPH est porté par le Réseau international sur le processus de production du handicap (RIPPH), fondé en 1986 au Québec. Il s’est développé dans le monde francophone : la Belgique et la Suisse comptent chacune leur réseau national. En France, bien que des universitaires, des écoles et des formateurs se soient emparés du sujet, il aura fallu attendre l’an dernier pour que naisse le réseau français, le RFPPH. Actuellement, dans l’Hexagone, une quinzaine de formateurs sont agréés par l’association québécoise. Ils dispensent, lors de sessions classiques, des formations individuelles. Et, plus original, ils accompagnent des institutions qui souhaitent modifier en profondeur leurs pratiques.
L’Apajh (Association pour adultes et jeunes handicapés) de Montrichard Val de Cher (Loir-et-Cher) a fait ce choix, en lien avec le Creai (Centre régional d’études, d’actions et d’informations en faveur des personnes en situation de vulnérabilité) de Bretagne, qui compte deux formateurs agréés. « Si on veut faire intégrer ce nouveau cadre global, l’implémentation est incontournable. Il faut que le modèle infuse, qu’il soit intégré à tous les accompagnements », estime Mélina Allard-Piaumier, directrice du secteur adultes. Pour elle, « le MDH-PPH permet de réfléchir d’une toute autre manière : le handicap n’est plus associé à une perception extérieure, à une pathologie, mais au ressenti de la personne. »
Sensibiliser
Ce type de formations intra-établissements se déroulent en plusieurs étapes. D’abord, la sensibilisation des cadres. A l’Apajh, qui compte trois établissements – l’Esat, le foyer d’hébergement et l’établissement d’accueil médicalisé –, la directrice y a participé avec les trois chefs de service et les deux psychologues de la structure. Une sensibilisation de deux jours, avant d’engager le « programme d’implémentation ». Deux professionnels de chaque établissement, tous volontaires, et les deux psychologues y ont participé lors de trois sessions de sept jours au total, ponctuées par une certification.
Les candidats vont expérimenter les actions à mettre en œuvre : placer la personne au centre du projet d’accompagnement personnalisé (PAP), mener une réflexion interdisciplinaire sur les aptitudes des personnes et leurs souhaits… « Les professionnels, chacun dans leur domaine, sont habitués à améliorer les capacités des personnes. Rarement on pense que l’environnement peut modifier l’exercice d’une aptitude. Et chacun a ses priorités, qui ne sont pas forcément celles des individus. Est-ce important d’apprendre à marcher ? Ou faut-il travailler l’autonomie dans les transports ? Tout dépend des choix de la personne », expose Jean-Yves Le Capitaine, président du RFPPH. Personnes ressources, les référents favoriseront la transmission et la compréhension des savoirs auprès des autres professionnels. Lesquels bénéficieront de deux journées de sensibilisation au modèle.
Autonomiser
A Morlaix (Finistère), l’association Les Genêts d’Or a intégré le modèle à la faveur d’un projet plus global de transformation de l’offre d’hébergement pour les travailleurs de l’Esat. « On met fin au système des foyers pour s’orienter vers une individualisation des prestations proposées, avec un habitat en cœur de ville, à proximité des services », explique le directeur général adjoint, Jean-Marie Tourbin. Pour développer davantage l’autonomie des personnes accompagnées, l’association a mené une réflexion en lien, comme l’Apajh, avec le Creai de Bretagne. « Les droits de la personne et l’autodétermination sont au cœur de notre projet associatif. En cela, il nous a semblé évident que le MDH-PPH correspondait à ce qu’on souhaitait. »
Avec le Creai, l’association a exploré la classification internationale du fonctionnement du handicap et de la santé (CIF). Modèle proposé en 2001 par l’Organisation mondiale de la santé, il converge avec le MDH-PPH. Mais le second a retenu l’attention des Genêts d’Or. Son mérite : « Il répondait à une demande des professionnels d’avoir des outils d’évaluation structurant l’accompagnement des personnes, appuie Jean-Marie Tourbin. A partir du moment où on veut personnaliser l’accompagnement, les démarches d’évaluation sont essentielles pour connaître les besoins et les attentes des personnes. Et ainsi favoriser leur autonomie. » Les grilles de nomenclature aident à évaluer finement la situation du handicap vécue. « Ce n’est pas une approche magique », souligne Mélina Allard-Piaumier. Au contraire, elle prend tout son sens dans les projets d’accompagnement personnalisés (PAP), pour que la personne réalise pleinement ses habitudes de vie.
Bousculer
Déployée sur un ou deux ans, la formation constitue un chantier d’envergure. Potentiellement coûteuse, elle nécessite un engagement de la direction comme des équipes de terrain. « Elle a suscité des moments de réflexion intenses, explique Mélina Allard-Piaumier. Comment ne pas répondre au-delà des attentes de la personne, au risque de diminuer son autonomie ? Comment éviter de produire du handicap, en l’empêchant d’agir comme elle le souhaite ? Comment ne pas “faire avec” mais réduire les freins à la réalisation de ses habitudes de vie ? Le concept implique un véritable pas de côté, qui bouscule les postures des professionnels. » Quand bien même ceux-ci étaient habitués à placer la personne au centre de leur accompagnement. « On pensait être au top, avoue Pascale Gauthier, monitrice-éducatrice au foyer d’hébergement de Pontcher géré par l’Apajh, à Montrichard Val de Cher. Mais avec la classification du MDH-PPH, on s’est rendu compte qu’on prenait encore trop en compte la personne, et non l’environnement. La méthode nous a ouvert des portes : on va revoir en profondeur les projets d’accompagnement personnalisés pour prendre en compte la mesure des habitudes de vie et la qualité de l’environnement. »
La méthode bouscule. Quitte parfois à susciter la méfiance. Aux Genêts d’Or, la formation n’a pas conquis tous les salariés d’emblée, observe Yoan Le Gall, responsable du service d’accompagnement à la vie sociale (SAVS) et accueil de jour de l’Esat. « Certains y ont vu une résurgence de Serafin-PH [la réforme de la tarification, Ndlr], d’autres, une fin des établissements tels qu’on les connaît, considérant que les personnes accompagnées ont besoin d’une institution qui les protègent. » A terme, pour aller au bout de la logique, c’est un groupe de travailleurs de l’Esat qui devraient être formés au modèle. Avec l’objectif de partager un langage et des outils communs. Pour que tombent les représentations des uns et des autres.
Paroles de pros
« Les professionnels, chacun dans leur domaine, sont habitués à améliorer les capacités de la personne. Mais on pense rarement que l’environnement peut modifier l’exercice d’une aptitude. »
Jean-Yves Le Capitaine, président du RFPPH
Les applications du modèle
Deux questionnaires permettent d’appliquer concrètement l’approche conceptuelle du MDH-PPH : la mesure des habitudes de vie (Mhavie) et la mesure de la qualité de l’environnement (MQE).
→ Adaptée à l’âge de la personne, la Mhavie permet de recueillir des informations sur l’ensemble de ses habitudes de vie, que ce soit à son domicile, sur le lieu de travail ou d’études, dans son quartier, etc. Elle mesure le niveau de réalisation d’activités courantes (communication, déplacements, nutrition, condition physique et bien-être psychologique, soins personnels et de santé, habitation) et de rôles sociaux (responsabilités, relations interpersonnelles, vie associative et spirituelle, éducation, travail, loisirs), au regard de la satisfaction de la personne.
→ La MQE évalue l’influence des facteurs environnementaux sur la réalisation des activités courantes et des rôles sociaux des personnes, tout en tenant compte de leurs capacités. Elle permet d’établir un profil de l’influence de l’environnement, et d’identifier si un facteur environnemental est considéré, pour la personne, comme un obstacle ou non.