Vous lui auriez dit plus jeune qu’elle deviendrait biographe hospitalière, Valeria Milewski ne vous aurait pas cru. Elle qui pouvait pleurer devant une fleur qui pousse et que les blouses blanches mettaient mal à l’aise passe pourtant désormais une grande partie de son temps à discuter avec des patients en fin de vie. Dans son bureau du centre hospitalier de Chartres, elle les écoute parler, détailler leur parcours, revenir sur leurs souvenirs agréables comme sur ceux plus douloureux. « J’ai cette image en tête d’un sac à dos que chacun porte et remplit tout au long de sa vie. Au bout d’un certain temps, il finit par peser assez lourd, lâche cette amoureuse de la langue française adepte des métaphores. Même si je ne pense pas qu’on puisse un jour le poser à terre, la biographie permet de se délester. »
Pour écrire le récit d’une vie, Valéria Milewski rencontre les individus sept à huit fois pour des séances d’environ une heure. Mais elle le confesse, elle s’est déjà entretenue plus de soixante-dix fois avec une seule et même personne. « Je me suis complètement laissée porter par l’histoire de cette femme », sourit-elle, mi-gênée, mi amusée. Loin des actes techniques, ces entretiens sur mesure permettent au patient de prendre du recul sur la maladie, de se recentrer sur l’essentiel. « Valéria est une bouffée d’oxygène pour les malades. Mon mari n’aurait jamais manqué un rendez-vous avec elle, assure Christiane C., dont l’époux a bénéficié de la démarche en 2010. Elle a l’art de faire comprendre à la personne qu’elle a vécu des choses qui méritent qu’on s’y attarde. Et puis c’est la joie de vivre incarnée. Elle a une telle énergie qu’elle l’insuffle autour d’elle. »
« Calibrée à 110 % » pour ce métier, Valéria Milewski n’imagine pas l’exercer autrement que dans la joie. Pour ne pas se laisser trop durement atteindre par les parcours de vie qu’elle écrit, elle ne garde pas de traces de ses notes une fois les entretiens terminés. « Je suis une oublieuse », confie-t-elle, comme si elle dévoilait un secret bien gardé. Seuls restent de ces heures de conversation des petits livres reliés à la main, sous format A5, type carnets de voyage, destinés au « biographé » et à ses proches. « Chaque objet est unique, poursuit-elle en sortant trois exemplaires de son sac rouge et fleuri. La couleur de la couverture dépend du patient. Au début de chaque rencontre, je note ses goûts et ses préférences en haut de mon calepin. »
Une démarche à inventer
Si elle parvient à côtoyer la mort de si près, c’est également parce que, adolescente, Valéria a eu le temps de s’interroger sur la sienne. A la suite d’un accident de ski, elle a dû être réanimée par quelqu’un de sa famille. « Cela reste tout autant mystérieux pour moi que pour les autres, mais cet événement me permet de relativiser et d’accompagner les patients avec sérénité », explique celle qui a aujourd’hui fait siens les mots du poète Rainer Maria Rilke : « On contient sa mort comme le fruit son noyau. »
Lorsqu’on lui demande ce qui l’a poussée à devenir biographe hospitalière, Valéria Milewski parle d’« intuition » et de « motivation intérieure ». Dans les années 2000, alors qu’elle travaille pour la section artistique du Muséum national d’histoire naturelle, son service ferme. Agée de 40 ans, elle a le temps de réfléchir à ce qu’elle veut vraiment. « Je me suis dit que j’aimais écrire et que j’affectionnais particulièrement les histoires des gens ordinaires. » Avant de se lancer, elle va voir une psychologue pour s’assurer que sa démarche est saine et que son parcours est en adéquation avec son projet. L’avis favorable de la professionnelle en poche, il ne lui reste plus qu’à se former. Faute de cursus existant, elle monte sa petite entreprise pour écrire des biographies privées et devient bénévole de la Fédération Jalmalv (Jusqu’à la mort accompagner la vie). Cela lui permet de se familiariser avec les soins palliatifs et de faire tomber un certain nombre de ses a priori sur le secteur médical. « Quand elle est venue nous trouver, sa réflexion était aboutie, se souvient le docteur Solub, oncologue médical, qui travaille étroitement avec Valéria Milewski depuis ses débuts au sein du service d’onco-hématologie de l’hôpital Louis-Pasteur de Chartres. Elle nous a expliqué sa démarche autour d’un café. Cela nous parlait, cela faisait sens. Nous lui avons dit ’oui“ en quelques minutes seulement, sans même avoir l’accord de l’administration à ce moment-là. »
A l’époque, le métier de biographe hospitalier n’existe pas. Tout est à construire. Avec le recul, Valéria Milewski se rend compte qu’elle a parfois dû commettre des erreurs pour apprendre à exercer au mieux cette profession. « Je me rappelle, au début, je voulais donner l’ouvrage à la famille le plus rapidement possible après le décès du patient, pour qu’elle n’attende pas. Mais l’objet était encore trop associé à la souffrance. » Alors, désormais, la cinquantenaire patiente le temps qu’elle estime nécessaire pour contacter les proches. Un autre fait marquant a remis en question de manière durable sa façon de procéder. « Le premier patient à qui j’ai remis sa biographie ne le vivait vraiment pas bien, se remémore-t-elle. Je me suis aperçue que c’était comme si je mettais un point final à sa vie. Il ne s’autorisait plus à vivre car il n’y avait plus la place pour raconter la suite de son histoire. » Une réaction qui a bien failli la dissuader de continuer son projet. C’est en discutant avec le reste de l’équipe soignante, que l’idée est venue : rajouter une vingtaine de feuilles blanches à la fin de chaque livre pour que le patient, s’il est encore en vie, ou son entourage puissent les remplir. Cet échange permanent avec les praticiens et le personnel soignant est au cœur de l’approche de Valéria Milewski. D’après le docteur Solub et elle-même, leurs nombreuses discussions et partages d’idées bénéficient au service entier. « Cela évite même des burn-out, assure la biographe. C’est valorisant d’être dans un service novateur, de réfléchir à plusieurs. Beaucoup sont fiers de s’affirmer dans une lignée de médecine humaniste. »
Longtemps associée à la personne de Valéria Milewski, la biographie hospitalière séduit aujourd’hui au-delà du centre hospitalier de Chartres. Dans l’Hexagone, 17 établissements font appel aux services de 13 biographes. Et pour donner un cadre à la profession, la pionnière du secteur propose depuis 2009 des formations. Sur les 300 demandes qu’elle reçoit chaque année, elle n’en accepte généralement qu’une petite dizaine. « Ce n’est pas un métier qui s’improvise. Il faut des prérequis, prévient-elle. Il est essentiel d’avoir déjà écrit une biographie et d’être formé à l’accompagnement. » La création d’un diplôme universitaire est également en cours de réflexion. Ce début de reconnaissance du statut de biographe hospitalier réjouit Valéria Milewski, consciente du chemin qu’il reste à parcourir. « Treize ans, ce n’est rien. Il en a peut-être fallu cinquante avant d’avoir un psychologue dans chaque unité », souligne-t-elle, avant d’assurer, optimiste : « Je suis convaincue que notre démarche finira par s’inscrire dans le parcours de soin. »