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Sécurité sanitaire : Un principe de précaution liberticide ?

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Doctor checking old patient temperature

Photo d'illustration.

Crédit photo Creativa Images - stock.adobe.co
La « risquophobie » dont souffrent de longue date les établissements sociaux et médico-sociaux – au premier rang desquels les Ehpad – atteint un paroxysme dans le contexte de la crise sanitaire. Les libertés individuelles des résidents sont-elles diluables dans la sécurité ?

 

SELON LES CHIFFRES DE LA DIRECTION GÉNÉRALE DE LA SANTE (DGS) EN DATE DU 13 SEPTEMBRE, 107 foyers épidémiques sont en cours d’investigation dans les Ehpad (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). La menace du Covid-19 plane toujours sur les structures, et les équipes de professionnels doivent poursuivre la recherche du juste équilibre entre le principe de précaution pour éviter les risques de contamination par le virus et le respect des libertés individuelles des résidents. Ce débat éthique « sécurité versus liberté » n’est pas nouveau pour les établissements sociaux et médico-sociaux (ESMS), même s’il atteint aujourd’hui un paroxysme dans le contexte de la crise sanitaire.

« Peut-on tout accepter au nom de la sécurité ? « , interrogeait l’Espace de réflexion éthique de la région Ile-de-France, le 7 septembre, lors d’une visioconférence dans le cadre du cycle de rencontres « Covid-19, éthique et société ». « Depuis le début de la pandémie, des mesures particulièrement contraignantes ont été imposées au nom de la sécurité : confinement généralisé, port du masque généralisé dans certaines villes, mise à l’arrêt de l’économie, réduction drastique des relations sociales, de la vie culturelle, associative, éducative, confinement en chambre des résidents des maisons de retraite…, rappelle Fabrice Gzil, philosophe, chargé des réseaux à l’Espace éthique d’Ile-de-France. La valeur de sécurité tend à être mise au premier plan par les pouvoirs publics et à justifier la mise en œuvre de ces mesures contraignantes, voire coercitives. Au nom de la santé de la population, et singulièrement de la protection des personnes considérées comme à risque ou particulièrement vulnérables, des restrictions particulièrement importantes sont placées sur les libertés individuelles. » Et de poursuivre : « Si certaines de ces mesures paraissent fondées et avoir été mises en œuvre après une légitime concertation, d’autres paraissent plus discutables, que ce soit dans leurs conditions de mise en œuvre ou dans leur fondement même. » Fabrice Gilz interroge : « Ne convient-il pas, même en temps de pandémie, de mettre en balance l’exigence de sécurité avec les autres valeurs du soin et de la démocratie ? Quelle conception de la vie est sous-jacente derrière les mesures de sécurité ? Avec cette pandémie, n’a-t-elle pas subi une forme de réduction ? N’est-ce pas par certains égards une conception très fonctionnelle, une vie purement corporelle ? » Et le philosophe de pointer du doigt « une certaine terreur devant la mort » qui s’est emparée de la société.

 

Âgisme et logiques hyper-sécuritaires

Benjamin Pitcho, avocat à la cour, ancien membre du conseil de l’ordre, maître de conférences universitaire en droit privé, reconnaît lui-aussi que la pandémie a fait naître « un paroxysme de recherche de sécurité », et qu’énormément de dispositifs sont « très attentatoires aux libertés individuelles », quelles qu’elles soient, au nom de la « sacralisation de la vie ». Et l’avocat d’ajouter : « Le législateur a choisi de créer de toutes pièces un état d’urgence sanitaire qui permet de prendre les mesures qui vont s’imposer en cas de menace sanitaire grave sur le territoire ou une partie du territoire. » Selon lui, certaines valeurs ont été « mises à mal » au travers de la préservation « nécessaire » de la sécurité lors de l’état d’urgence sanitaire, et une « modulation » aurait été bienvenue. En premier lieu, Benjamin Pitcho cite la préservation de la vulnérabilité : « On a procédé à des décisions générales, impersonnelles, indéterminées, indiscriminées pour les personnes fragiles, notamment les résidents en Ehpad. Il y a eu un souci particulier pour les personnes vulnérables alors qu’en temps général elles sont très secondaires dans les préoccupations des autorités publiques, des citoyens et du reste de notre Cité. » L’individualité et la solidarité ont également été secouées par ce virage sécuritaire. « Vulnérabilité, individualité, solidarité justifiaient pleinement qu’il y ait une approche un peu plus différenciée des mesures restrictives de liberté, quand bien même la sécurité constituait elle-même une valeur assez essentielle de notre démocratie et de notre République », considère Benjamin Pitcho.

Pascal Champvert dénonce, pour sa part, « l’âgisme, qui enferme les personnes âgées dans ces logiques de dépendance et de surveillance qui ont conduit à des logiques hyper-sécuritaires pendant la crise du Covid ». Pour le président de l’AD-PA (Association des directeurs au service des personnes âgées), cet âgisme découle de « la peur de vieillir et la peur de mourir ». Dans ce contexte de crise sanitaire, Pascal Champvert souligne l’importance de « trouver un équilibre entre sécurité et liberté et un équilibre entre sécurité psychique et sécurité physique ». Comme le soulignaient déjà Jean-Jacques Amyot et Alain Villez, co-auteurs de l’ouvrage Risque, responsabilité, éthique dans les pratiques gérontologiques, « une organisation trop rigide alliée à un souci d’écarter tout risque de mise en cause de la responsabilité des professionnels peut conduire à la négation progressive de la liberté, du droit au risque et du droit au choix des personnes âgées vivant en établissement, mettant ainsi à mal la dignité même de ces personnes comme expression d’un droit fondamental reconnu à tout être humain ».

De son côté, Eve Guillaume, directrice de la maison de retraite Lumières d’automne, à Saint-Ouen, témoigne de l’existence derrière la mise en place des mesures de sécurité du « risque de responsabilité engagée par le directeur en cas de contamination et du risque de plaintes de la part des familles ». Le contexte de crise sanitaire a également mis à mal la démocratie sanitaire. « On a peu pris le temps de consulter les résidents et de leur expliquer les mesures mises en place. On pensait plus à communiquer aux familles qu’à nos propres résidents », reconnaît la directrice.

 

Des protocoles « difficiles éthiquement »

Pascal Champvert rappelle que, fin mars, l’avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) sur le renforcement des mesures prises en Ehpad et en USLD (unité de soins de longue durée) a pointé plusieurs garanties fondamentales, et en particulier « que les atteintes aux libertés sont possibles pour protéger la sécurité mais qu’elles doivent être proportionnées, individualisées et temporalisées ». Cet avis du CCNE a également mis en avant la nécessité d’associer les familles et des tiers extérieurs à la prise des décisions à forts enjeux éthiques, ainsi que l’importance fondamentale de la lutte contre l’isolement des aînés.

Eve Guillaume explique que les directeurs d’établissements ont eu des règles et des protocoles nationaux « très difficiles éthiquement à mettre en place mais qui ont toujours été justifiés par la sécurité », et « parfois pas forcément avec des justifications en termes de preuves scientifiques sur la plus-value de ces mesures ». Elle fait référence, entre autres, à la gestion des situations de fin de vie des résidents atteints du coronavirus, qui a mis à mal toutes les procédures habituellement mises en place. « Moins de visites des familles pour les personnes en soins palliatifs, des rituels supprimés pour la toilette mortuaire, les corps placés dans des sacs… », égrène la directrice. « Tout ce que les soignants ont l’habitude de recueillir comme souhaits des résidents durant leur fin de vie n’a pas pu être respecté pendant cette période », déplore-t-elle. Et d’ajouter : « C’est l’un des aspects de la crise qui a le plus marqué les professionnels. »

En mai, dans une tribune publiée dans Le Monde, Marie de Hennezel, psychologue, écrivaine et pionnière des soins palliatifs en France, dénonçait la « folie hygiéniste » qui, sous prétexte de protéger les plus âgés, leur impose des « conditions inhumaines » et estimait que « la crise sanitaire met à mal le respect des droits des personnes en fin de vie ».

A l’heure où le risque d’une deuxième vague inquiète les directeurs d’ESMS, Eve Guillaume considère que beaucoup de questions restent sans réponse. « Comment éviter une contamination générale chez les résidents déambulant ? Que fait-on avec les personnes démentes, qui ont une pathologie Alzheimer ou psychiatrique et qui ne sont pas en capacité d’entendre les consignes ? Doit-on les enfermer dans leur chambre, avec les risques d’incendie ou les risques psychologiques ? Doit-on faire une contention chimique ou physique, avec toutes les questions éthiques que cela pose et des résultats très néfastes pour la santé des résidents par la suite ? », interroge la directrice. Par ailleurs, si les résidents n’ont pas le droit de retourner dans leur famille et que les sorties collectives dans le cadre de l’animation sont restreintes, il n’y a pas de consigne sur les sorties individuelles des résidents.

Le droit au risque

Pascal Champvert juge que, au nom du principe de précaution, la crise sanitaire a exacerbé la logique hyper-sécuritaire déjà existante dans les Ehpad : « Le “modèle Ehpad” essentiellement conçu par les pouvoirs publics à la demande des familles et avec le soutien des professionnels sans s’appuyer sur la personne principalement concernée est inévitablement un modèle de sécurité. Dans ce modèle, il faut prendre en charge des personnes dépendantes. On nie complètement la parole de la personne et l’écoute à apporter. » Le président de l’AD-PA reconnaît que ses propos relèvent de « l’Ehpad bashing » et de « l’Etat bashing », sans s’accompagner d’une remise en question de l’engagement des professionnels dans les établissements. « Tous les directeurs et toutes les équipes qui essaient d’aller dans le sens de la citoyenneté, de la démocratie, de l’expression des personnes âgées n’y arrivent pas. Dans le système tel qu’il est construit ça ne peut rester que marginal. Il faut affirmer avec force qu’en tant que directeur d’établissement on n’est pas responsable de la vie et de la mort des résidents. La responsabilité civile peut toujours être atténuée par de la responsabilité contractuelle. Ce n’est pas le rôle des directeurs d’établissements et de services de sauver quoi qu’il en soit. Si nous sauvons quoi qu’il en soit, nous refusons le droit au risque. Or le droit au risque est l’une des bases de la liberté », insiste Pascal Champvert.

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